Initialement publié le 12 janvier 2018 @ 17h00
Au-delà des « accords Sykes-Picot », cet aristocrate catholique rêvait d’émanciper et de réconcilier tous les peuples de l’ancien Empire ottoman. Cent ans plus tard, ses intuitions n’ont rien perdu de leur force.
Le drapeau arabe palestinien (trois bandes horizontales, noire, blanche et verte, un triangle rouge près de la hampe) a cent ans. Mais son histoire a de quoi surprendre…
En 1917, les Britanniques lancent une offensive décisive contre les Ottomans en Palestine et dans le Levant. Ces opérations reposent, pour l’essentiel, sur les forces du général Edmund Allenby : des troupes venues du Royaume-Uni, des dominions, ou de l’Empire des Indes. Elles comportent également un volet arabe : des tribus bédouines qui se sont « insurgées » contre le sultan-calife turc à l’appel du chérif de la Mecque, Hussein ben Ali al-Hashimi, et de son officier traitant, le colonel Thomas Edward Lawrence. En termes militaires, cette « Révolte arabe » ne représente pas grand’ chose. Mais en termes politiques, c’est un atout capital. Elle déstabilise le « front intérieur » ottoman. Et surtout, elle est de nature à rassurer une opinion publique occidentale gagnée, après trois ans de carnage, par le pacifisme ou le défaitisme : si les Arabes ont rejoint les Alliés, c’est bien que ceux-ci se battent pour le droit, et la liberté de tous les peuples…
Encore faut-il que les médias – la presse écrite, mais aussi les premiers reportages photographiques ou cinématographiques – le fassent savoir. Le colonel Lawrence s’est assuré la collaboration d’un journaliste américain, Lowell Thomas, qui le photographie en compagnie de l’émir Fayçal, un fils du chérif Hussein qui a pris de facto la tête du mouvement national arabe. Mais les « combattants » bédouins ne font pas l’affaire : ils n’ont pas d’armes modernes, pas d’uniformes – et surtout pas de drapeau : ils se contentent de vagues bannières vertes ou noires, ornées de versets coraniques. Comment les prendre au sérieux ?
L’état-major régional britannique, au Caire, se tourne alors vers Sir Mark Sykes. Cet officier a négocié, un an plus tôt, des accords secrets avec la France, en vue d’un partage éventuel du Moyen-Orient. Il parle arabe, turc, persan. Il connaît mieux que quiconque, mieux que Lawrence lui-même, l’histoire et les mœurs de la région. Peut-il, de chic, inventer un drapeau arabe ?
Une heure plus tard, Sykes présente un pavillon à bandes noire, verte et blanche, avec un triangle rouge. Il explique : « Ces couleurs renvoient aux trois premières dynasties califales : le vert des Ommeyyades, le noir des Abbassides et le blanc des Fatimides. Quant au rouge, c’est la couleur des Hachémites, la famille du chérif Hussein et de l’émir Fayçal ». Le nouvel étendard est immédiatement arboré par les rebelles. Il flotte sur Damas, au printemps 1920, quand Fayçal y est proclamé « roi des Arabes ».
Et ensuite ? Le « grand Etat arabe » promis par Lawrence ne voit pas le jour : les Français occupent la Syrie et le Liban, les Britanniques ne laissent que l’Irak à Fayçal. Mais le drapeau imaginé par Sykes ne disparaît pas : il est aujourd’hui, à quelques modifications près (la disposition des couleurs, la disparition éventuelle de l’une d’entre elles, l’ajout d’étoiles), celui de la plupart des pays arabes actuels : la Jordanie, le Koweit, la Libye, Oman, le Soudan, l’Egypte, la Syrie, l’Irak, les Emirats arabes unis, le Yémen, le Somaliland (nord de la Somalie, qui a fait sécession en 1996). Il a été également celui du mouvement palestinien depuis 1964.
Mais l’ironie de l’histoire, c’est que Sir Mark Sykes – aristocrate de bonne lignée et catholique pratiquant – est sioniste. Plus exactement, il s’est pris d’amour pour tous les peuples du Moyen-Orient, et pense que les Juifs avaient leur place parmi eux. En décembre 1918, il a résumé ses sentiments dans une lettre à Fayçal : « Je sais que les Arabes méprisent, rejettent et haïssent les Juifs… Mais croyez-moi : cette race, si faible en apparence, est en fait très puissante… Le mouvement juif est une des clés du succès des Arabes… Ils ne viennent pas pour vous conquérir…Reconnaissez l’aspiration des Juifs à vivre leur vie nationale en Palestine, reconnaissez en eux des alliés puissants ».
Christopher Simon Sykes, historien d’art et petit-fils de Sir Mark, vient de lui consacrer une nouvelle biographie, The Man Who Created The Middle East (L’Homme qui a créé le Moyen-Orient). « A chaque fois que je donne mon nom », écrit-il dans son introduction, « il y a des gens qui me demandent si je suis de la famille de l’homme qui a foutu le bordel au Moyen-Orient. Je réponds que je suis en effet le descendant de celui qui a créé le Moyen-Orient moderne ». Ce n’est pas le moindre intérêt de l’ouvrage que d’avoir utilisé de nombreuses archives familiales, y compris la correspondance personnelle de Sir Mark avec son épouse Edith.
Né en 1879, Mark Sykes est le fils unique de Sir Tatton, cinquième baronet Sykes, un de ces gentilshommes anglais prodigieusement riches et passablement originaux comme il en existe beaucoup au XIXe siècle, et de Christina Anne Jessica Cavendish-Bentwick, « petite fille du quatrième duc de Portland » et fille d’un député tory. Le mariage a été célébré à l’Abbaye de Westminster, avec un faste quasi-royal. Il y a trente ans entre les deux époux, et beaucoup d’autres différences. L’introverti Sir Tatton, dont le propre père avait été un tyran, n’a que deux passions : voyager à l’étranger, le plus loin possible, et bâtir des églises. L’extravertie Jessica – le prénom qu’elle retient – aime l’art, la littérature, les spectacles, la société, le jeu : elle finit par collectionner les amants et les dettes. Des querelles spectaculaires opposent les époux. Mais quand Jessica, en 1882, décide de se convertir au catholicisme et d’élever Mark dans cette foi, Sir Tatton a l’élégance de ne pas s’y opposer.
Mark grandit à Sledmere, dans le Yorkshire : un palais néo-classique, cent pièces, vingt mille arbres, des chevaux et des chiens de race, et la vénération toute féodale des villages voisins. Jessica, des précepteurs particuliers et seize domestiques assurent sa première éducation. Il lit sans cesse : la bibliothèque s’étend sur un étage entier. Il s’initie au dessin (ses notes et courriers, par la suite, seront émaillés de croquis et de caricatures), à l’improvisation théâtrale, et aux arts militaires, notamment la fortification, mettant en application les meilleurs auteurs sur les pelouses du château. Bientôt, il accompagne à l’étranger ses parents, ou seulement son père : en France, en Allemagne et en Italie, mais aussi en Russie, en Orient, aux Etats-Unis et au Mexique. Quand il sera admis à Cambridge, il suscitera l’ébahissement de ses professeurs, mais saura séduire ses condisciples par ses récits, ses habitudes de bon vivant et un sens très sûr de l’autodérision.
A vingt ans, il s’est engagé par convenance dans un régiment d’infanterie. Le voici mobilisé, à sa grande surprise, pour combattre les Boers en Afrique du Sud. Il écrit à son « honorable et bien aimée coreligionnaire », la catholique Edith Gorst, fille d’un député conservateur : « Les Boers sont des sauvages. Les colons britanniques – des escrocs ou des Juifs. Les soldats britanniques – superbes. L’Afrique du Sud – un désert. La guerre – nécessaire pour maintenir notre prestige ailleurs. » Il se comporte si brillamment (le Kriegspiel de Sledmere aura été utile) qu’il attire l’attention du commandant en chef, Lord Kitchener. Mais la paix revenue, il s’empresse de quitter l’armée, d’épouser Edith, avec lequel il aura six enfants, et d’entrer au Parlement. Il siège sur les bancs conservateurs, cela va de soi : en professant des idées de plus en plus larges, notamment sur la question d’Irlande ou les affaires sociales.
L’Orient est cependant son « pôle magnétique ». De ses voyages d’adolescent, il avait tiré deux livres : Une Année en Perse et A Travers Cinq Provinces Ottomanes.
De nouveaux voyages, parfois en compagnie de son père et de son épouse, lui inspirent de nouveaux ouvrages, tantôt sérieux, tantôt cocasses. Il s’intéresse particulièrement à Constantinople et à la Palestine, mais aussi à la Jazirah, c’est à dire, à peu de choses près, au territoire steppique mi-irakien, mi-syrien, qui sera contrôlé par Daesh dans les années 2010.
« On ne peut y voyager », écrit-il, « qu’en se départissant de toute idée préconçue. En matière de philosophie, contentez-vous du Livre de Job ; en matière de politique, du Livre des Juges ; et en matière de morale, des Mille et Une Nuits… Soyez toujours digne et poli, et ne mentionnez jamais la supériorité de la civilisation européenne ». Il y règne déjà une quasi-anarchie : « En mars et en avril… toute la Jazirah est en guerre : non pas que les populations soient particulièrement sanguinaires, prédatrices, barbares ou sauvages, mais tout simplement parce que c’est une occasion se distraire un peu ». Rakka « peut se glorifier d’un bureau de poste moderne, avec une levée du courrier par semaine et un télégraphiste ».Mossoul ? « Un foyer infectieux d’ivrognerie et de débauche ». Un cheikh kurde le reçoit pendant cinq jours sous sa tente : « J’ai pu entrevoir ce qu’avaient été les campements d’Attila et de Tamerlan. » Un cheikh arabe décide de la traiter « à la vranzaise » : dîner assis, nappe blanche, service en porcelaine, et ragoût de graisse de chameau.
Il croise des personnages qui lui ressemblent, et qu’il n’apprécie guère, comme Gertrude Bell, qui deviendra le mentor de Fayçal, mais aussi des ingénieurs allemands qui travaillent à la ligne de chemin de fer Berlin-Bagdad, ce dont il s’inquiète dans un rapport qu’il envoie à Whitehall. Favorable au maintien de l’Empire ottoman, il n’en pense pas moins que celui-ci pourrait bientôt passer sous un protectorat germanique.
Au Parlement, Sykes forme une sorte de club autour de ces réflexions, avec Aubrey Herbert, autre orientaliste et spécialiste des Balkans, George Lloyd, futur gouverneur de Bombay et ministre des Colonies, ou Leo Amery, futur ministre de la Marine, des Colonies et de l’Inde. Quand la Première Guerre mondiale éclate, tous se retrouvent au Bureau arabe : une structure politique informelle que Lord Kitchener, devenu ministre de la Guerre, vient de créer pour surveiller les fronts du Moyen-Orient. Ils travailleront ensuite avec Winston Churchill. Par l’intermédiaire de Julian Amery, le fils de Leo, ce « club »perdurera jusqu’à la fin du XXe siècle et s’élargira à divers milieux conservateurs aux Etats-Unis et en Europe, y compris, en France, les amis d’Antoine Pinay.
C’est en 1915 que Sykes est chargé de délimiter avec le diplomate français François Georges-Picot, ancien consul à Beyrouth, les sphères d’influence de Londres et de Paris en cas de victoire sur les Ottomans. De nombreux malentendus ont pesé sur les accords qui porteront les noms des deux hommes. On oublie généralement qu’au moment où ils ont été négociés, la Révolte arabe n’a pas encore éclaté : les Turcs, encadrés par les Allemands, tiennent encore solidement la région, et ont été en mesure de repousser plusieurs offensives britanniques, aux Dardanelles, en Mésopotamie et dans le Sinaï. On oublie aussi que les Français ne disposent alors d’aucune présence militaire en Orient, et que leur « sphère » n’est donc conçue qu’en tant que « tampon »entre les intérêts, autrement réels, des Britanniques au sud et des Russes tsaristes au nord.
Sykes et Georges-Picot se rencontrent quotidiennement pendant leurs pourparlers et se lient bientôt d’amitié. Ils restent en contact jusqu’à la fin de la guerre, et cherchent à faire évoluer leurs esquisses de 1915 vers une « émancipation » des différentes communautés de l’Empire ottoman : Arabes musulmans ou chrétiens, Arméniens, Juifs, Turcs dans les régions où ils sont majoritaires. « Nos accords ne peuvent survivre que sous une forme radicalement modifiée », écrit Sykes à Georges-Picot, « sous peine d’apparaître comme de simples instruments d’exploitation capitaliste et d’agression impérialiste ». De fait, une version partielle des accords, remise à la cour impériale russe et divulguée par les bolcheviks après la révolution d’Octobre, a fait scandale. Les deux hommes rédigent un « préambule » selon lequel la double présence britannique et française ne devrait être qu’ « une tutelle temporaire, validée par les nations libres et le consentement des populations ». Une idée qui conduira au système des « mandats » de la Société des Nations.
Fin 1917, les Britanniques emportent des succès décisifs en Mésopotamie et en Palestine. Aux côtés d’Allenby, le chef militaire, Sykes devient de facto le proconsul politique des territoires conquis ou en passe de l’être. Il est le principal rédacteur de ce qui sera connu sous le nom de « déclaration Balfour » : la reconnaissance officielle des aspirations sionistes en Palestine. Il rédige également un projet de « Déclaration conjointe de la Grande-Bretagne et de la France pour soutenir les Arabes ». Avec Georges-Picot, il travaille à la création d’un Liban chrétien.
A la fin de l’été 1918, le voici de retour à Londres, où il est reçu par le premier ministre, David Lloyd George, et par le roi George V. Puis à Sledmere, pour trois semaines de repos. Il a préparé à ses enfants de mystérieux cadeaux. Ils s’attendent à des trains électriques, des poupées. Grande est leur déception quand ils découvrent six missels reliés, avec le nom de chacun en lettres d’or…
Mais déjà, Sykes repart pour l’Orient, où les Ottomans s’écroulent, après quatre siècles de domination. Quand un armistice est signé avec la Porte, en novembre 1918, il s’indigne de l’omission de toute référence aux Arméniens : « Compte tenu des atrocités inouïes que ces derniers viennent de subir, nous aurions du imposer la reconnaissance immédiate d’un Etat arménien indépendant », écrit-il à sa femme. Il passe le plus clair de ses journées en voiture, soulevant des nuages de poussière ou, quand il pleut, des giclées de boue. Le 15 novembre 1918, il zigzague de Jérusalem à Es-Salt, en Transjordanie (« 160 miles », soit quelque 250 kilomètres, « sur d’impossibles routes turques encombrées de camions et défoncées par les récentes pluies »), puis d’Es-Salt à Ramleh, quartier général des forces britanniques en Palestine, où il fait son rapport, et de là à Tel-Aviv, sur la côte méditerranéenne, où il s’adresse à la Commission sioniste. Au total, plus de six cents kilomètres.
Le 19 novembre, il prend soin de l’émir Fayçal, qui embarque pour la France à l’instigation du colonel Lawrence. Le 24 novembre, il part pour Alep et Hama, dans le nord de la Syrie, où flotte le drapeau quadricolore qu’il avait inventé un an plus tôt. Représentant officiel de la Couronne britannique, il passe en revue des gardes d’honneur australiennes ou bédouines, félicite les nouveaux gouverneurs arabes, – préside de somptueux dîners, où il ne mange pas car une sorte de dysenterie le mine depuis plusieurs semaines. A moins que ce ne soit une forme de la grippe espagnole, qui fait plus de morts que la guerre mondiale. « A propos, la Grippe est épouvantable ici », écrit-il à Edith d’un ton détaché.
Le 18 décembre, il est réélu député conservateur, avec dix mille voix d’avance. C’est sa femme qui a fait campagne pour lui en son absence. Il lui envoie un télégramme en latin : « Adjutrix Mea Et Liberatrix Mea Es Tu » (« Tu es celle qui m’aide et me libère »).
Sir Mark Sykes ne consomme plus que du lait chaud : la maladie contractée au Proche-Orient ne lui laisse pas de répit. Il n’en rédige pas moins de nouveaux mémoires politiques pour le gouvernement. Enfin, en janvier 1919, il retrouve Edith à Paris, où il doit assister Lloyd George pour de la conférence de la paix – et prodiguer ses conseils aux Juifs, aux Arabes et aux Arméniens. Le couple, plus amoureux que jamais, est descendu à l’hôtel de Lotti, près de la place Vendôme, et sort tous les soirs : le Grand Guignol, où ils rient beaucoup, l’Opéra, où ils le baron de Rothschild les reçoit dans sa loge. Mais Edith tombe malade. Mark la soigne jour et nuit. Au moment où elle commence à se remettre, c’est à son tour de contracter une pneumonie, qui l’emporte en moins de vingt-quatre heures. Il avait trente-neuf ans.
Il est inhumé le 22 février à Sledmere, au milieu des honneurs militaires et entouré des moines de l’abbaye d’Ampleforth. Edith, entièrement voilée de noir, dépose une couronne barrée de ces mots : « Adjutor Meus Liberator Meus Fuistis » (« Tu as été mon soutien et mon libérateur »). L’écho du télégramme du 18 décembre. Au Moyen-Orient, toutes les communautés prennent le deuil. Elles savent qu’elles sont orphelines. Elles ne savent pas encore que, sans leur noble et excentrique mentor, elles vont s’enfoncer dans un siècle de conflits inexpiables.
Christopher Simon Sykes, « The Man Who Created The Middle East»*. William Collins, London, 2016.
© Michel Gurfinkiel & Valeurs Actuelles, 2017
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