Préface de P.A Taguieff : Matthias Küntzel, Jihad et haine des Juifs. Le lien troublant entre islamisme et nazisme à la racine du terrorisme international

Pierre Andre Taguieff

Initialement publié le 8 octobre 2009 @ 16h36

Préface à Matthias Küntzel, Jihad et haine des Juifs. Le lien troublant entre islamisme et nazisme à la racine du terrorisme international [2007], tr. fr. Cécile Brahy, Paris, L’Œuvre éditions, 2009.

De nouveau un texte essentiel de Pierre André Taguieff , préface du livre de Matthias Küntzel que sans aucun doute, il nous faut lire avec l´attention que requière la lourde menace islamiste qui plane sur le monde libre. Il nous faut lire et méditer pour saisir profondément ce qui attache l´islamisme au nazisme. Il nous faut partager et diffuser largement pour aider à clarifier les mécanismes intellectuels au centre du terrorisme international. Il nous le faut pour résister et suppléer à notre manière aux démissions des clercs, de la presse officielle et des autorités politiques nationales et internationales. Rachel Franco

Voici un livre qui n’est pas fait pour endormir les consciences. Il s’agit d’un ouvrage engagé, dû à un politologue doublé d’un historien des idéologies politiques. Matthias Küntzel, né en 1955, est un universitaire qui ne se contente pas d’occuper avec talent sa chaire d’enseignant en science politique à Hambourg. Il est aussi un intellectuel courageux qui, depuis une vingtaine d’années, s’efforce d’ouvrir les yeux de ses contemporains sur les vraies menaces qui les visent. Or, l’islamisme représente l’une des grandes menaces auxquelles les démocraties libérales/pluralistes ont à faire face aujourd’hui. Le terrorisme jihadiste n’en constitue que la face la plus visible et la plus répulsive. L’espace de l’islamisme recouvre en effet celui de toutes les politisations de l’islam, qui comprennent une orientation fondamentaliste et un programme de conquête ou de reconquête, par la propagande visant à rallier ou convertir, ou par la violence guerrière. L’habitude langagière a été prise de désigner par le mot « islamisme » les formes perçues comme les plus radicales ou extrémistes de l’islam politique, ce qui a eu pour effet de marginaliser l’emploi des expressions concurrentes : radicalismes islamiques 1, islam radical, intégrisme musulman, intégralisme, fondamentalisme, néo-fondamentalisme. Lorsqu’on veut mettre l’accent sur les formes de mobilisation, il est d’usage de se référer aux « mouvements islamistes ». On a de bonnes raisons de considérer l’islamisme, dont la variante jihadiste est désormais la plus dynamique, comme « la forme la plus nocive du fondamentalisme révolutionnaire » 2.

Depuis les années 1970, l’islamisme « déferle, comme une vague de fond, sur l’ensemble du monde musulman » 3. Il est même devenu à partir des années 1980, sous l’impact de la révolution khomeyniste en Iran, « le discours dominant dans les sociétés musulmanes », comme le faisait récemment observer Henry Laurens 4. Depuis les années 1990, l’activisme panislamique semble avoir ritualisé les attaques terroristes visant les civils. Perpétrés par des organisations criminelles, internationales comme Al-Qaida ou locales comme le Hamas, les « attentats-suicides » visent les populations musulmanes autant que les non musulmanes. Mais les cibles privilégiées par les jihadistes, au cours des deux dernières décennies, tendent à se réduire à deux : les Américains (les « croisés ») et les Juifs (les « sionistes »). La dénonciation du « complot américano-sioniste » est devenue le principal lieu commun de la rhétorique islamiste, depuis que, le 23 février 1998, le journal londonien Al-Quds al-Arabi a publié la « Déclaration » ou la charte fondatrice du « Front islamique mondial pour le jihad contre les Juifs et les Croisés », signée notamment par Oussama Ben Laden et Ayman al-Zawahiri, alors chef du Jihad islamique égyptien. Cette déclaration de guerre sainte n’a guère fait qu’entériner l’existence d’une internationale jihadiste active depuis la fin des années 1980, incarnée par Al-Qaida. Dans cette « Déclaration » de février 1998, l’ennemi composite contre lequel Ben Laden et Zawahiri appellent explicitement au jihad est désigné, à l’instar de la « Déclaration de guerre » du 23 août 1996, comme « l’alliance sioniste-croisée » ou « la coalition judéo-croisée » 5.

Dans ce livre, Küntzel esquisse une généalogie du jumelage qui s’est historiquement réalisé, depuis les années 1920, entre la « haine des Juifs », une haine idéologisée sur la base de plusieurs héritages culturels et politiques, et la doctrine du jihad (celui-ci étant réduit à la lutte armée purificatrice), élaborée en même temps que l’idéologie islamiste dont elle constitue le noyau. Küntzel commence par étudier les circonstances dans lesquelles s’est formé en Égypte ce couplage idéologico-politique au cours des années 1930 et 1940, théorisé autant par Hassan al-Banna (1906-1949), le co-fondateur et le principal idéologue de l’Association des Frères musulmans en 1928, que par l’inventeur du nationalisme palestinien, le mufti de Jérusalem, Haj Amin al-Husseini (1895-1974), qui fut l’ami et l’allié d’Hitler, au point de collaborer à la réalisation de la « Solution finale » entre 1942 et 1944 6. Il analyse ensuite les métamorphoses de ce couplage dans l’après-guerre, d’abord dans l’Égypte nassérienne où se reconstitue un mouvement islamiste dans l’opposition au Raïs qui persécute les Frères musulmans et finit par faire pendre leur nouveau grand théoricien, Sayyid Qutb, le 26 août 1966 7, puis dans les différents courants du nationalisme palestinien, de l’OPL au Hamas.

L’appel au jihad contre les Juifs est en effet au centre de l’islamisme radical. C’est la diabolisation des Juifs qui structure la vision islamiste du monde, et s’accompagne du culte de la mort en « martyr ». Il suffit pour s’en convaincre de lire l’opuscule de Sayyid Qutb, Notre combat contre les Juifs (début des années 1950) 8, ou la charte du Hamas (18 août 1988), notamment son article sept, appelant à préparer chaque Palestinien « à la lutte armée et au sacrifice de ses biens et de sa vie » 9.

Küntzel montre comment les principaux éléments de ce couplage doctrinal ont été réinvestis dans la guerre contre Israël et « le sionisme » – fantasmé dans une perspective conspirationniste comme « sionisme mondial ». Il explore enfin l’espace de l’islamisme radical des années 1990 et 2000, où l’on rencontre divers héritages de l’idéologie jihadiste antijuive, du réseau Al-Qaida au Hezbollah libanais, sans oublier la dictature islamiste établie en Iran, où règne une judéophobie d’État. Disons, pour simplifier à outrance, que l’islamisme en général peut se résumer par la thèse selon laquelle, de l’éducation des enfants à la manière de faire la guerre, de la façon de traiter les femmes aux manières de se vêtir, « l’islam est la solution » 10. Mais cette définition de l’islamisme est trop abstraite, et semble effacer l’essentiel : la place centrale qu’y occupe le jihad. Plus précisément : le « jihad sur la voie de Dieu », qui désigne « la mobilisation guerrière de la communauté musulmane soit à des fins d’autodéfense, soit en vue de l’islamisation de nouveaux territoires » 11. En 1937-1938, en lançant l’expression « industrie de la mort », Hassan al-Banna se proposait d’expliquer ce qu’il fallait entendre par « jihad », érigé en devoir et en idéal pour tout musulman : « À une nation qui perfectionne l’industrie de la mort et qui sait comment mourir, Dieu donne une vie fière dans ce monde et la grâce éternelle dans la vie à venir. » L’engagement dans le jihad est inséparable de l’exercice d’un « art de la mort » 12. Küntzel montre l’importance de cet éloge de la mort volontaire en « martyr », qui se situera au centre de l’islamisme jihadiste des années 1990 et 2000 13. Dans un texte datant de 1943, Hassan al-Banna définissait le jihad (« guerre sainte ») comme un combat global : « Le premier degré de la guerre sainte [jihad] consiste à expulser le mal de son propre cœur ; le degré le plus élevé, c’est la lutte armée pour la cause de Dieu. Les degrés intermédiaires sont le combat par la parole, par la plume, par la main et par la parole de vérité que l’on adresse aux autorités injustes. Notre mouvement d’apostolat ne peut vivre que par le combat. (…) “Menez combat pour Dieu comme il le mérite” (Coran, XXII, 78). Par cela tu sauras le sens de la devise que tu dois toujours garder : “La guerre sainte est notre voie” 14. »

Ce sont les Juifs qui en constituent la cible la plus fortement démonisée 15, relative nouveauté dans la longue histoire de l’islam, ou plutôt des figures de l’islam, liée à la fois à l’importance symbolique prise par la cause palestinienne et à la tendance contemporaine à faire du jihad le « sixième pilier » de l’islam. Le jihad devient dès lors en lui-même un bien, au lieu de n’être qu’un moyen d’atteindre un bien. Ce « jihadocentrisme » constitue une rupture avec la doctrine musulmane traditionnelle 16. Dans la perspective islamiste, c’est le « chemin du jihad » qui semble devenir « la solution ». Ainsi est-il érigé en méthode de salut ou en mode de rédemption.

On peut lire l’ouvrage de Küntzel de deux manières : comme un essai politique offrant une critique démystificatrice des formes contemporaines de l’islamisme, identifiable comme le troisième totalitarisme (après le nazisme et le communisme), ou bien comme une étude d’histoire des idées politiques sur la formation et le développement de l’idéologie islamiste, autour du primat accordé d’une façon de plus en plus exclusive au thème du jihad.

Il oscille en effet entre le genre de l’écrit d’intervention et celui de l’histoire globale. Son érudition académique ne l’empêche pas d’aller à l’essentiel et de frapper fort. Il montre, d’une part, que l’islamisme est une idéologie politique élaborée, due pour l’essentiel aux têtes pensantes des Frères musulmans, Hassan al-Banna et Sayyid Qutb. Il établit précisément, d’autre part, que les idéologues islamistes ont placé le jihad au centre de leur doctrine prétendant « réformer » l’islam, et que, dans cette vision jihadiste du monde, les Juifs n’ont cessé d’occuper la place de l’ennemi absolu.

Visée au premier chef par le jihad, l’État juif est voué à la destruction. En témoigne la prophétie menaçante d’al-Banna qu’on trouve citée dans le préambule de la charte du Hamas (Mouvement de la résistance islamique), rendue publique le 18 août 1988 : « Israël s’élèvera et restera en place jusqu’à ce que l’Islam l’élimine, comme il a éliminé ses prédécesseurs. » Le Hamas se définit dans sa charte comme l’« une des branches des Frères musulmans en Palestine » (art. 2).

Küntzel rappelle opportunément que, quelques années avant de fonder le Hamas, Ahmed Yassine fit une déclaration montrant qu’il était un bon disciple d’al-Banna : « Nous devons être patients, parce que l’islam va se répandre tôt ou tard et que nous aurons le contrôle du monde entier. La patience raccourcit la route de l’islam 17. »

Loin de se réduire à un « extrémisme » parmi d’autres, l’islamisme est un projet de conquête du monde, fondé sur un corpus doctrinal qui, pour être délirant aux yeux des observateurs extérieurs, n’en est pas moins pris très au sérieux par les combattants jihadistes.

Ce livre percutant devrait réveiller les esprits dangereusement assoupis face à la menace islamiste. Celle-ci, en France, n’a jamais été pleinement reconnue comme telle par les intellectuels et les faiseurs d’opinion. Elle a été systématiquement minimisée, voire niée. L’islamisme radical a été dilué par certains essayistes dans « l’extrémisme » ou « les intégrismes », grosses catégories d’amalgame qui donnent l’illusion aux journalistes et aux acteurs politiques pressés de connaître et de comprendre leur époque, voire de la penser.

Cette dilution idéologique a eu et n’a cessé d’avoir des conséquences désastreuses : elle revient à mettre sur le même plan les « intégristes » chrétiens, juifs et musulmans, donc à masquer la forte spécificité négative de l’islam politique, à savoir la centralité théorique et pratique du jihad. C’est là plonger les esprits, pour parler comme Hegel, dans la « nuit où toutes les vaches sont noires ». Les disciples de Mgr Lefebvre apparaissent, dans la vulgate « anti-intégriste », comme aussi dangereux que les compagnons d’Oussama Ben Laden. Ce qui revient à diffuser une image aussi fausse que trompeuse d’un réseau islamo-terroriste tel qu’Al-Qaida.

En outre, les commentateurs médiatiques comme les leaders politiques ont été anesthésiés par le discours optimiste « autorisé » que déversent depuis une trentaine d’années nombre d’experts français du monde musulman, qui annoncent régulièrement « l’échec », l’«affaiblissement », le « déclin » inévitable ou la « fin » prochaine de l’islamisme – prophétie « décliniste » ou « endiste » devenue l’opium des rédactions et des cabinets ministériels, grands consommateurs des « rapports » de ces mêmes experts.

Sans parler des experts légitimateurs qui présentent sans vergogne l’islamisme comme une voie spécifique, non occidentale, empruntée par la « modernisation » dans les pays musulmans. Exposant son interprétation pour le moins compréhensive du phénomène islamiste – avec les précautions académiques d’usage –, le politologue-islamologue François Burgat affirme en 1994 que « la protestation islamiste manifeste bien moins le “retour au passé” que réclameraient les “marginaux” des sociétés musulmanes que les tensions inhérentes à la phase – conflictuelle, douloureuse et contradictoire – que traversent aujourd’hui ces sociétés pour construire… leur modernité ».

L’islamisme ferait donc surgir « la perspective d’une reprise – endogène cette fois – d’un processus de modernisation » 18. Il dessinerait une voie propre aux sociétés musulmanes, une voie différente qu’il faudrait, au nom d’un relativisme culturel normatif, respecter inconditionnellement sous peine de sombrer dans l’ethnocentrisme occidental. À chacun sa « modernisation » : l’impératif différentialiste est ainsi satisfait, tandis que se poursuit la barbarisation jihadiste de nombreuses régions du monde.

Au début des années 1990, il était déjà de bon ton de jouer les esprits forts en annonçant d’une voix académiquement autorisée la fin de l’islamisme, réduit à un phénomène superficiel et transitoire. On lit par exemple dans un livre sur « l’échec de l’Islam politique » paru en 1992, au moment où le réseau d’Oussama Ben Laden commençait à programmer des attentats meurtriers partout dans le monde tandis que le Hamas islamisait à grand pas la cause palestinienne et que l’Afghanistan allait tomber sous la dictature sanguinaire des talibans : « L’islamisme est avant tout un mouvement socioculturel incarnant la protestation et la frustration d’une jeunesse qui n’est pas intégrée socialement et politiquement. 19 » Dans le même livre, le lecteur de bonne volonté apprend avec soulagement que les mouvances de l’islam politique n’ont pas été capables de créer ne serait-ce que « l’ébauche d’une internationale islamiste » 20.

Mais, pour le même politologue-islamologue, l’islamisme n’est pas seulement un mouvement protestataire confiné pour l’essentiel à une catégorie sociale particulière, « la jeunesse », il est aussi « un facteur d’intégration de catégories sociales tout à la fois produites et exclues par la modernisation accélérée des sociétés musulmanes » 21.

Ce point de vue de boy-scout paternaliste sur l’islamisme, avec sa rhétorique sociologisante, est resté celui de nombreux spécialistes de sciences sociales, offrant avec candeur une potion magique pour en finir avec l’islamisme : puisque les mouvements islamistes « rassemblent les laissés-pour-compte d’une modernisation manquée », il est inutile de les combattre frontalement, il suffit d’« intégrer socialement et politiquement » cette jeunesse désorientée, victime privilégiée de la « modernisation accélérée » ou de l’occidentalisation impérialiste.

L’islamisme ? Un paravent derrière lequel on doit voir pieusement des « jeunes », des « victimes » et des individus non intégrés ou scandaleusement exclus qu’il s’agit bien sûr d’intéger et d’inclure d’urgence, sans lésiner sur les dépenses – on trouve là une justification supplémentaire de « l’aide au développement », malgré les effets pervers de ce dernier (la « modernisation accélérée ») dans les sociétés traditionnelles.

Les solutions sont terriblement simples pour les sujets supposés savoir, habitués à rédiger des rapports d’experts. L’effet le plus déplorable de cette sociologisation superficielle d’une question aussi préoccupante est le suivant : l’islamisme, serait-il jihadiste, devient un phénomène socialement respectable.

Certains se permettent d’ironiser, du haut de leur statut d’experts plus ou moins reconnus, sur la « menace islamique » (l’expression étant dûment mise entre guillemets), qu’ils réduisent à un thème de propagande fabriqué et exploité par une figure quelconque de « l’impérialisme », ou par les services secrets de certains États qui seraient désireux de justifier leur politique autoritaire ou « sécuritaire » en agitant un épouvantail. D’autres, ayant intériorisé les rudiments d’une culture chrétienne dévoyée, caractérisent avec complaisance le terrorisme islamiste comme une forme de « révolte des désespérés » ou comme l’« arme du désespoir ».

Cette vision compassionnelle du terrrorisme, passée du tiers-mondisme marxisant à l’altermondialisme, transforme des assassins de civils innocents en « victimes » dont la « cause » est « juste ». Elle se fonde en particulier sur le postulat que l’islam est « la religion des pauvres » (stéréotype positif difficile à appliquer aux théo-ploutocraties du monde arabo-musulman !). Il s’ensuit qu’il est fortement déconseillé, sous peine de mort sociale, de soumettre à un examen critique le discours idéologique ou les pratiques terroristes des diverses mouvances islamistes.

La machine à dénoncer le péché d’« islamophobie » se met à fonctionner contre tout esprit téméraire osant critiquer d’une façon quelconque l’islam politique. Un terrorisme intellectuel s’est ainsi solidement installé dans divers lieux institutionnels. Une islamologie engagée, subrepticement transformée en discours apologétique, est passée de l’islamophilie – travers ordinaire du chercheur qui passe insensiblement de l’empathie méthodologique à la sympathie pour son objet d’étude qu’il fréquente quodiennement – à ce que j’appellerai l’« islamismophilie ».

La démission des clercs est ici totale, et prépare une démission générale face à la menace islamo-terroriste. Au discours visant à rassurer, à réconforter ou à consoler, mais au prix d’une méconnaissance de la réalité sociohistorique, s’ajoute le discours qui désarme face à l’ennemi déclaré. Un tel aveuglement volontaire, lorsqu’il prend les couleurs du « politiquement correct », marque une première victoire idéologique de l’islamisme.

On observe par ailleurs l’apparition, dans les démocraties occidentales, de compagnons de route des mouvements islamistes, recrutés principalement dans certaines mouvances de l’extrême gauche, prêtes à faire alliance avec tous les ennemis de « l’impérialisme américain » et du « sionisme », du capitalisme ou du « néo-libéralisme ». C’est ainsi que progresse globalement le front islamiste. Le surgissement de divers mouvements qu’on peut qualifier d’« islamo-gauchistes » accroît la menace islamiste, en lui donnant un parfum « révolutionnaire » propre à séduire tous ceux qui se perçoivent comme des victimes, réelles ou potentielles, du capitalisme mondialisé 22.

Croire qu’on va combattre efficacement la « mondialisation sauvage » avec les méthodes criminelles des jihadistes est la pire des illusions. Mais l’islamisme ne fascine qu’une minorité des citoyens des nations démocratiques. L’inquiétant, c’est bien plutôt l’apathie, la fuite devant le danger, le refus de voir la menace islamiste, d’en prendre l’exacte mesure. Les aveugles volontaires cherchent des arguments pour se justifier d’être tels qu’ils sont, de penser comme ils pensent. Et ils les trouvent aisément, car les offres médiatiques de réconfort ne manquent pas.

Depuis le début de la riposte américaine au 11-Septembre, on apprend à intervalles réguliers que Ben Laden a été tué ou grièvement blessé, qu’Al-Qaida est de plus en plus affaibli, ou que « l’étau se resserre » sur le plus charismatique des chefs jihadistes. Si l’on présente par exemple comme une évidence que « le 11 septembre 2001 a marqué l’apogée du réseau d’Oussama Ben Laden » 23, alors on suppose que, depuis les attaques du 11-Septembre, l’organisation jihadiste clandestine qu’est Al-Qaida est sur la voie du déclin.

Tout va donc pour le mieux dans la moins mauvaise des régions du monde. La bonne nouvelle est annoncée : l’islamisme serait en voie de disparition. Mais c’est là rêver les yeux ouverts. Faut-il rappeler que le Hamas a conquis Gaza, que le Hezbollah a remporté des succès face à Israël, que les groupes jihadistes sévissent toujours en Irak, qu’Al-Qaida s’est installé au Maghreb, que l’opposition islamiste gagne du terrain en Égypte, que les talibans reprennent l’offensive en Afghanistan ?

Les Français, et plus largement les Européens, veulent-ils vraiment savoir ce qu’il en est ? Ne préfèrent-ils pas jouir les yeux clos des dernières miettes de leurs sociétés de satisfaction immédiate ? Il ne faut pas sous-estimer la puissante volonté de ne pas savoir qui entraîne les hommes, alors même qu’ils sont menacés et peut-être d’autant plus qu’ils se sentent menacés, à fermer les yeux devant le réel.

L’une des grandes impostures politico-intellectuelles des années 2000 consiste dans la tentative de disqualifier la volonté de résister à l’offensive islamiste en l’attribuant en propre aux néo-conservateurs américains, sigmatisés en tant que « nouveaux réactionnaires » ou « impérialistes ». Aux yeux des nouveaux bien-pensants, combattre résolument l’islamisme radical, ce serait prendre le parti de la « réaction » ou de l’« impérialisme américain », rejoindre le camp des complices de « l’Empire ».

Il faut rétablir la vérité sur cette question décisive. La résistance à l’islamisme est d’abord le fait des défenseurs de la démocratie libérale/pluraliste et de la laïcité (ou des sociétés sécularisées), qu’ils soient athées, agnostiques ou croyants. Et il importe de souligner que, parmi les croyants, les musulmans dits « modérés », « démocrates » ou « éclairés », refusant à la fois une lecture littérale du Coran, la centration sur le jihad et la fixation de la haine sur les Juifs ou les « croisés » (Occidentaux, chrétiens), sont au premier rang dans la lutte contre l’islamisme.

En France, le journaliste et essayiste Mohamed Sifaoui est l’un de ces musulmans éclairés et courageux qui se sont engagés dans la lutte contre l’islamisme radical 24. Il en va de même pour l’universitaire Abdelwahab Meddeb, l’auteur lucide et talentueux de La Maladie de l’islam (2002) et de Contre-prêches (2006). En Allemagne, le politologue d’origine syrienne Bassam Tibi, professeur de relations internationales à l’université de Göttingen, dont les travaux ont nourri la réflexion de Küntzel sur la nature de l’islamisme, se présente comme un « musulman libéral qui prend parti pour la laïcité », et caractérise l’islamisme comme une « idéologie totalitaire » qu’il faut combattre sans faiblesse : « L’Europe du xxie siècle se trouve face à un important défi, [celui] que représente l’intégrisme islamique et son idéologie de “l’unité de l’État et de la religion/Din-wa-Daula”. » Tibi nous invite à faire la distinction entre islam et islamisme : « Combattre l’islamisme en Europe constitue non pas une expression d’islamophobie, mais une nécessaire politique de sécurité. Il ne faut pas que les islamistes puissent traiter d’ennemis de l’islam leurs critiques et parviennent ainsi à les faire taire. 25 » Il importe en effet distinguer l’islam de l’islamisme, mais en reconnaissant à chacun la liberté d’interpréter la relation entre les deux termes, qu’on peut juger être soit une différence de nature, soit une différence de degré.

La discussion reste ouverte. Dans un article paru en août 2005, « Les racines du jihadisme dans l’islam politique », Tibi rappelle que « les jihadistes sont les partisans des idées de Hassan al-Banna et de Sayyid Qutb, qui ont posé les fondations de l’islamisme en tant qu’interprétation politique et militaire de l’islam. 26 »

À la question « Que peut-on faire pour contrer le jihadisme ? », Tibi répond : « Il serait naïf de négliger l’existence d’une “guerre des idées” – un combat entre le jihad global et le camp de la démocratie et de la paix, qui dessinent des directions concurrentes pour le XXIe siècle. (…) On a besoin d’une alliance entre les défenseurs occidentaux de la démocratie et les musulmans éclairés contre les islamistes jihadistes. 27 »

Auteur d’un roman démystificateur paru en janvier 2008, Le Village de l’Allemand 28, le grand romancier algérien Boualem Sansal, lui-même victime du « régime national-islamiste » algérien et témoin scrupuleux de la montée en puissance de l’islamisme, esquisse avec rigueur une comparaison entre le régime nazi et les dictatures islamo-nationalistes contemporaines, où l’on retrouve bien des traits classiques du totalitarisme hitlérien. Boualem Sansal n’hésite pas à déclarer que « la frontière entre islamisme et nazisme est mince » 29. En lisant Küntzel, on ne peut que lui donner raison. Le projet explicite des islamistes radicaux étant de détruire la démocratie libérale/pluraliste qu’ils dénoncent comme la plus détestable invention de l’Occident « décadent », ce qui rappelle fortement le discours des leaders fascistes et nazis, certains intellectuels ont forgé par analogie les expressions « islamonazisme » (ou « nazislamisme ») et « islamofascisme » 30.

On pourrait aussi proposer le terme « islamo-totalitarisme ». Mais toutes les comparaisons ou analogies historiques impliquées par ces appellations suggestives sont contestables, et à certains égards trompeuses, notamment en ce que le fascisme (mussolinien), le nazisme et tous les totalitarismes présupposaient l’existence d’un État central fort, voire omnipotent, alors que l’islamisme radical fonctionne en réseaux, indépendamment de tout État central détenteur d’un pouvoir absolu (l’exception étant ici le régime totalitaire iranien). Ici encore, la discussion reste ouverte.

Des années 1920 aux années 1940, avant la création de l’État d’Israël, la haine des Arabes nationalistes contre les Juifs était d’autant plus grande qu’ils percevaient les Juifs de Palestine comme une population étrangère établie par les Britanniques 31. La haine antijuive était attisée par le « Grand Mufti » de Jérusalem, Haj Amin al-Husseini, leader arabo-musulman ayant déclaré la guerre aux Juifs dès la fin des années 1920 et dont l’action a été décisive dans la formation du nationalisme palestinien, toutes tendances confondues 32.

Peu après la nomination d’al-Husseini comme mufti de Jérusalem, en 1921, paraissait la première traduction arabe des Protocoles des Sages de Sion, publication « antisioniste » qui aurait bénéficié de l’approbation et du soutien enthousiaste du nouveau mufti 33. Organisateur de pogroms en août 1929 et dans les années 1936-1939, décidé à lancer le jihad contre les Juifs et admirateur d’Hitler, al-Husseini voyait dans l’alliance avec les nazis le seul moyen d’en finir avec l’emprise britannique et la présence juive au Proche-Orient. C’est pourquoi al-Husseini, que la plupart des Arabes de Palestine considéraient comme leur chef légitime, s’est mis au service de la propagande nazie, incitant les Arabes et plus largement les musulmans à s’engager du côté de l’Axe durant la Seconde Guerre mondiale. Après s’être installé à Berlin en novembre 1941, il s’est employé à donner l’exemple d’une collaboration arabo-musulmane active à la guerre nazie contre les Juifs 34.

Le « Grand Mufti » est ainsi intervenu personnellement dans la création par Himmler, en février 1943, de la division de Waffen-SS « Handschar », composée principalement de musulmans bosniaques 35. Sur les photos d’époque, on le voit, faisant le salut nazi, passer en revue les troupes musulmanes bosniaques de la Waffen-SS, auxquelles avait été distribuée la brochure de propagande rédigée par ses soins, Islam und Judentum (« L’Islam et la juiverie ») 36. Ce qu’ont bien établi les nombreux et récents travaux historiographiques consacrés à l’itinéraire d’al-Husseini, c’est que le fondateur du nationalisme palestinien a joué un rôle non négligeable dans la réalisation de la « Solution finale » 37.

En janvier 1944, al-Husseini fit une visite de trois jours en Bosnie pour galvaniser les combattants musulmans de la division de Waffen-SS « Handschar ». Il fit à cette occasion un discours dont il reprit les éléments le 21 janvier 1944, au cours de son émission retransmise par les radios nazies. Le mufti pro-nazi, réaffirmant que la « juiverie mondiale » était le « principal ennemi de l’islam », y pointa et célébra une fois de plus les convergences de vues et les intérêts communs entre « les musulmans » et les nazis : « Le Reich mène le combat contre les mêmes ennemis, ceux qui ont spolié les musulmans de leurs pays et anéanti leur foi religieuse en Asie, en Afrique et en Europe. L’Allemagne est la seule grande puissance qui n’a jamais attaqué un pays musulman. L’Allemagne national-socialiste lutte contre la juiverie mondiale. Comme dit le Coran : “Tu apprendras que les Juifs sont les pires ennemis des musulmans.” Les principes de l’islam et ceux du nazisme présentent de remarquables ressemblances, en particulier dans l’affirmation de la valeur du combat et de la fraternité d’armes, dans la prééminence du rôle du chef, dans l’idéal de l’ordre. Voilà ce qui rapproche étroitement nos visions du monde et facilite la coopération. Je suis heureux de voir, dans cette division [de Waffen-SS composée de musulmans], l’expression visible et la mise en pratique de nos deux visions du monde. 38 »

Le 1er mars 1944, dans son émission retransmise par la radio nazie de Berlin, al-Husseini, désireux d’étendre au Moyen-Orient les exterminations de masse conduites par les nazis, incitait les Arabes au meurtre des Juifs au nom d’Allah : « Arabes, levez-vous comme des hommes et combattez pour vos droits sacrés. Tuez les Juifs partout où vous les trouvez. Cela plaît à Dieu, à l’histoire et à la religion. Cela sauve votre honneur. Dieu est avec vous. 39 » Quelques mois plus tard, dans une lettre datée du 3 octobre 1944 adressée à Himmler, qu’il assurait de sa « plus haute estime », al-Husseini proposait au Reichsführer SS de mettre à sa disposition une légion de volontaires arabes et musulmans pour combattre à la fois les Britanniques et les Juifs 40. L’une des principales conséquences de cette politique d’alliance entre le nazisme et le monde arabo-musulman aura été la « convergence de l’antisémitisme et de l’antisionisme dans le régime nazi » durant la Seconde Guerre mondiale 41.

Küntzel montre bien la continuité entre l’action islamo-nationaliste du mufti et celle, apparemment désislamisée, du mouvement nationaliste palestinien qui, depuis la fin des années 1960, fut incarné par Yasser Arafat.  

Ce dernier, leader de l’Organisation de Libération de la Palestine de 1967 jusqu’à sa mort en 2004, est souvent présenté comme « le créateur de l’identité palestinienne » et salué comme celui qui l’a « imposée au monde entier », ainsi que le rappelle son biographe d’origine palestinienne, Saïd K. Aburish 42. Mais il faut aussi rappeler qu’Arafat, né au Caire le 24 août 1929 (et non, selon la légende qu’il a diffusée, à Jérusalem), a reçu le nationalisme palestinien des mains d’al-Husseini, qu’il a rencontré à l’âge de dix-sept ans, en 1946. Et que, selon de nombreux indices, le jeune Arafat faisait partie de la mouvance élargie des Frères musulmans (nulle preuve formelle de son appartenance à la confrérie n’a cependant été trouvée). On peut rappeler par exemple qu’Arafat était membre à la fois du Syndicat des étudiants égyptiens et de la Fédération des étudiants palestiniens (dont il fut élu président), double appartenance exceptionnelle à propos de laquelle Aburish esquisse une interprétation : « Après avoir rejoint la Fédération des étudiants palestiniens, Arafat recommença à travailler directement pour cheik Hassan et le mufti, et il se remit à prêcher la bonne parole du Haut Comité. Affilié aux étudiants égyptiens ou palestiniens, il gardait le même attachement pour les Frères musulmans et, comme ceux-ci défendaient une vision large de l’islam, plus vaste que les seules identités palestiniennes ou égyptiennes, ils représentaient pour Arafat un lien entre les deux parties de lui-même qui auraient pu être cause de conflits intérieurs. 43» Dans le magazine qu’il avait lancé en 1949, La Voix de la Palestine, Arafat s’engageait à combattre « l’entité sioniste, le cancer qui nous ronge, l’agent de l’impérialisme », ainsi que ses soutiens occidentaux 44. Le lexique de base de la propagande « antisioniste », avec sa métaphore biomédicale (Israël-« cancer »), était prêt à l’emploi dès cette époque. On pouvait reconnaître l’héritage rhétorique du mufti dans ce discours de combat visant à pathologiser et criminaliser l’ennemi.

En montrant l’importance de l’idéologie islamiste dans la formation politique et l’engagement d’Arafat, Küntzel nous permet de comprendre pourquoi, dans la charte du Hamas qui, rappelons-le, se présente comme l’« une des branches palestiniennes des Frères musulmans », on rencontre cette affirmation au premier abord surprenante : « Quand l’OLP adoptera l’islam comme guide de vie, nous deviendrons ses soldats. »  

Nous sommes également en mesure de comprendre pourquoi, dans les années 1990 et 2000, le nationaliste « laïque » Arafat lui-même a si souvent invoqué Allah et appelé au jihad, voire célébré la mort en « martyr » 45. Dans un discours prononcé lors d’une rencontre avec une délégation des Palestiniens de Hébron, retransmis le 26 janvier 2002 par la chaîne de télévision officielle de l’Autorité palestinienne, Arafat déclarait ainsi : « Oui, frères, avec nos âmes et avec notre sang nous te délivrerons, ô Palestine. (…) Allah est grand ! Gloire à Allah et à son prophète ! Jihad, jihad, jihad, jihad, jihad ! (…) Nous ne défendons pas la Palestine en tant que Palestiniens. Nous la défendons plutôt au nom de la nation arabe, au nom de la nation islamique (…) 46».


Küntzel montre bien la continuité entre l’action islamo-nationaliste du mufti et celle, apparemment désislamisée, du mouvement nationaliste palestinien qui, depuis la fin des années 1960, fut incarné par Yasser Arafat.   Ce dernier, leader de l’Organisation de Libération de la Palestine de 1967 jusqu’à sa mort en 2004, est souvent présenté comme « le créateur de l’identité palestinienne » et salué comme celui qui l’a « imposée au monde entier », ainsi que le rappelle son biographe d’origine palestinienne, Saïd K. Aburish 42. Mais il faut aussi rappeler qu’Arafat, né au Caire le 24 août 1929 (et non, selon la légende qu’il a diffusée, à Jérusalem), a reçu le nationalisme palestinien des mains d’al-Husseini, qu’il a rencontré à l’âge de dix-sept ans, en 1946. Et que, selon de nombreux indices, le jeune Arafat faisait partie de la mouvance élargie des Frères musulmans (nulle preuve formelle de son appartenance à la confrérie n’a cependant été trouvée). On peut rappeler par exemple qu’Arafat était membre à la fois du Syndicat des étudiants égyptiens et de la Fédération des étudiants palestiniens (dont il fut élu président), double appartenance exceptionnelle à propos de laquelle Aburish esquisse une interprétation : « Après avoir rejoint la Fédération des étudiants palestiniens, Arafat recommença à travailler directement pour cheik Hassan et le mufti, et il se remit à prêcher la bonne parole du Haut Comité. Affilié aux étudiants égyptiens ou palestiniens, il gardait le même attachement pour les Frères musulmans et, comme ceux-ci défendaient une vision large de l’islam, plus vaste que les seules identités palestiniennes ou égyptiennes, ils représentaient pour Arafat un lien entre les deux parties de lui-même qui auraient pu être cause de conflits intérieurs. 43» Dans le magazine qu’il avait lancé en 1949, La Voix de la Palestine, Arafat s’engageait à combattre « l’entité sioniste, le cancer qui nous ronge, l’agent de l’impérialisme », ainsi que ses soutiens occidentaux 44. Le lexique de base de la propagande « antisioniste », avec sa métaphore biomédicale (Israël-« cancer »), était prêt à l’emploi dès cette époque. On pouvait reconnaître l’héritage rhétorique du mufti dans ce discours de combat visant à pathologiser et criminaliser l’ennemi.   En montrant l’importance de l’idéologie islamiste dans la formation politique et l’engagement d’Arafat, Küntzel nous permet de comprendre pourquoi, dans la charte du Hamas qui, rappelons-le, se présente comme l’« une des branches palestiniennes des Frères musulmans », on rencontre cette affirmation au premier abord surprenante : « Quand l’OLP adoptera l’islam comme guide de vie, nous deviendrons ses soldats. »   Nous sommes également en mesure de comprendre pourquoi, dans les années 1990 et 2000, le nationaliste « laïque » Arafat lui-même a si souvent invoqué Allah et appelé au jihad, voire célébré la mort en « martyr » 45. Dans un discours prononcé lors d’une rencontre avec une délégation des Palestiniens de Hébron, retransmis le 26 janvier 2002 par la chaîne de télévision officielle de l’Autorité palestinienne, Arafat déclarait ainsi : « Oui, frères, avec nos âmes et avec notre sang nous te délivrerons, ô Palestine. (…) Allah est grand ! Gloire à Allah et à son prophète ! Jihad, jihad, jihad, jihad, jihad ! (…) Nous ne défendons pas la Palestine en tant que Palestiniens. Nous la défendons plutôt au nom de la nation arabe, au nom de la nation islamique (…) 46».  

On reconnaît dans ces propos l’indétermination idéologique de la position d’Arafat, oscillant entre l’islamisme jihadiste des Frères musulmans, le nationalisme arabe de type nassérien et le nationalisme palestinien teinté de jihadisme du « Grand Mufti ». Mais toutes ces inspirations idéologiques convergeaient vers un seul et même but, que Küntzel rappelle judicieusement : l’éradication d’Israël. Arafat n’a jamais caché que son objectif final était la destruction d’Israël, par-delà les concessions tactiques faites à l’ennemi ou à l’opinion publique mondiale. Dans une interview publiée le 11 février 1980 par le quotidien vénézuélien El Mundo (Caracas), Arafat déclarait : « La paix signifie pour nous la destruction d’Israël. Nous préparons une guerre totale, une guerre qui se poursuivra durant des générations. (…) La destruction d’Israël est le but de notre combat. 47»

Les islamistes radicaux des années 1990 et 2000, chiites ou sunnites, ont pris le relais : le programme d’élimination des Juifs-sionistes a même été plus étroitement lié à la « voie du jihad » que dans la pensée d’al-Husseini. En outre, la guerre contre les Juifs-sionistes n’est plus seulement conduite par des leaders arabo-musulmans nationalistes à l’audience limitée, elle est menée à la fois par des organisations internationales de type islamo-terroriste (sur le modèle d’Al-Qaida) et par des chefs d’État, dont le président iranien Mahmoud Ahmadinejad est le plus emblématique, osant menacer les « sionistes » d’être effacés « de la surface de la terre » en tant que « germes de corruption ». Le 2 juin 2008, à l’occasion du dix-neuvième anniversaire de la mort de l’ayatollah Ruhollah Khomeyni, le président Ahmadinejad formulait un diagnostic concernant l’État d’Israël, dont il prédisait la fin imminente : « Le régime sioniste a atteint le terme de son œuvre et disparaîtra prochainement des cartes géographiques. » En 2005, il avait déjà déclaré qu’Israël serait « rayé de la carte ». Trois ans plus tard, il réaffirme sa prédiction de la disparition de l’État juif, « régime criminel et terroriste sioniste qui a derrière lui soixante ans de pillages, d’agressions et de crimes », et annonce corrélativement la destruction du « régime satanique des États-Unis » 48. La destruction du « petit Satan » (Israël) et du « grand Satan » (les États-Unis) est la condition de la délivrance ou de la libération de l’humanité, prête à être islamisée.  

C’est ainsi qu’aujourd’hui la déshumanisation des Juifs s’opère, préambule à leur anéantissement espéré par leurs ennemis. Ceux qui rêvent aujourd’hui d’exterminer « les sionistes » (ou, plus clairement, « les Juifs ») ne se réclament plus d’une doctrine de la race ni d’un programme de purification biologico-racial visant à éliminer le « vampire des peuples » ou le « corrupteur des peuples » pour établir le règne de la « race des Seigneurs » (Hitler), ils légitiment leurs pulsions exterminatrices en référence à une vision politico-religieuse du monde, fondamentalement manichéenne, où les Juifs-sionistes incarnent un principe d’impureté ou de souillure, voué à être éliminé par le jihad purificateur, avec à l’horizon l’image utopique d’une islamisation totale du genre humain. Dans l’islamisme radical, on retrouve un équivalent de la dialectique nazie articulant la paranoïa conspirationniste, la guerre totale, l’anéantissement de l’ennemi absolu et la rédemption rendue possible par le massacre des « impurs ».    

Ainsi que l’a remarqué Jay Winter dans une étude portant sur les massacres de masse commis au XXe siècle dans le contexte spécifique des deux guerres mondiales, « la guerre totale a créé un milieu politique dans lequel les frontières entre la violence limitée et la violence illimitée devenaient poreuses » 49. À certains égards, on peut considérer que la réinvention du jihad par les Frères musulmans, d’al-Banna à Qutb, a fait du jihadisme un équivalent islamique de la guerre totale à l’européenne, impliquant à la fois une mobilisation totale du peuple en guerre (les « croyants » pour les jihadistes), la diabolisation de l’ennemi (les Juifs, les « sionistes » ou les « judéo-croisés ») et la banalisation d’une culture de la haine, conjonction qui ouvre un espace aux atrocités et aux exterminations de masse, voire aux crimes génocidaires. C’est dans la perspective de la guerre totale engagée par les jihadistes contre leurs ennemis que prend tout son sens la nouvelle arme meurtrière de l’islamo-terrorisme international, les « bombes humaines » ou les « attentats-suicides », célébrés par les idéologues islamistes comme des « opérations-martyres » dans une perspective apocalyptique 50. Avec la sacralisation du meurtre suicidaire, puissant moyen de chaotisation du monde utilisé par les jihadistes, et l’ouverture de filiales de la terreur dans de nombreuses régions du monde, de l’Afrique à l’Asie, l’humanité est entrée dans une nouvelle guerre mondiale.  

Walter Laqueur note que les antisémites européens voient typiquement le Juif comme un « parasite », tandis que les antijuifs arabo-musulmans tendent à le percevoir à travers un stéréotype différent, particulièrement après la défaite des armées arabes en 1948 : celui de l’assassin, de l’agresseur et du belliciste 51. Il s’agit bien sûr d’une différence de focalisation : le contre-type du « parasite » et celui du « criminel » sont présents l’un et l’autre dans les traditions antijuives respectivement européenne et arabo-musulmane. Le stéréotype du Juif « criminel », présent dans l’antisémitisme européen depuis le XIIe siècle sous la forme de l’accusation du meurtre rituel, s’est renforcé après la nouvelle défaite arabe de juin 1967, qui est à l’origine de la vague islamiste mondiale. Pour les « fiers » Arabes vaincus, qui faisaient profession jusque-là de mépriser les Juifs « lâches » supposé inaptes au combat, la victoire de ces derniers ne pouvait s’expliquer que par leur nature criminelle, liée à une tendance irrépressible à comploter, donc à rechercher l’appui de forces occultes. Tout s’explique par le « complot juif (ou sioniste) mondial » : les guerres, les crises financières, les pandémies, les famines, la prostitution, voire les divorces 52. L’islamiste chiite Yahia Gouasmi, fondateur du « Parti antisioniste » (PAS) créé en janvier 2009 au moment de l’offensive israélienne à Gaza, également président de la Fédération chiite de France et du Centre Zahra, association chiite pro-iranienne fondée en 2005, a ainsi lancé à un journaliste de l’AFP en avril 2009, au cours d’une conférence de presse : « À chaque divorce, moi je vous le dis, il y a un sioniste derrière. »

Tel est l’axiome fondamental de l’antisionisme radical : « Les sionistes complotent. » Notons que le principal objectif du PAS est ainsi formulé : « Éradiquer toutes les formes de Sionisme dans la Nation ». « Désioniser », disent-ils aujourd’hui. « Déjudaïser », disaient les antisémites allemands radicaux à partir de la fin du XIXe siècle.  

L’accusation de « conspiration » représente le grand thème antijuif commun à la judéophobie européo-chrétienne et à la judéophobie arabo-musulmane. « Le Juif » est par nature comploteur. Dans son commentaire de la sourate 5, Sayyid Qutb réaffirmera l’accusation : « Depuis les premiers jours de l’islam, le monde musulman a toujours dû affronter des problèmes issus de complots juifs. (…) Leurs intrigues ont continué jusqu’à aujourd’hui et ils continuent à en ourdir de nouvelles. 53 » Or, fait remarquer Richard Breitman, le mufti al-Husseini, en raison de ses contacts réguliers avec les leaders et les idéologues nazis, a réussi à combiner les deux autres images négatives du Juif, le « parasite » et le « criminel », en les agrémentant d’extraits de textes religieux 54.  

L’un des principaux motifs d’accusation traditionnellement lancés contre les Juifs est qu’ils auraient comploté en vue d’« assassiner les prophètes » ou voulu « empoisonner le Prophète » 55. Et l’accusation d’empoisonnement est devenu un lieu commun de la rhétorique « antisioniste » contemporaine 56. On peut aussi noter avec Klaus-Michael Mallman et Martin Cüppers que, sous l’influence des nazis, al-Husseini a adopté les images bio-médicales pathologisantes du Juif, en tant qu’« insecte » propagateur de maladies, « bacille » ou « virus ». En même temps, le « Grand Mufti » soutenait que le Coran expliquait clairement leurs caractéristiques négatives 57.  

Dans son discours de propagande, l’allié admiratif des nazis a en outre anticipé l’image récente du Juif comme belliciste. Il acceptait en effet la croyance d’Hitler que les Juifs étaient les véritables manipulateurs et bénéficiaires des efforts de guerre des Alliés contre l’Axe. Le discours qu’il prononça à Berlin le 2 novembre 1943 constitue un parfait condensé de ces thèmes d’accusation : il y affirme notamment que les Juifs, croyant que « tout a été créé pour eux et que les autres peuples sont des animaux », ne peuvent vivre que « comme des parasites parmi les nations, leur suçant le sang, volant leurs biens, corrompant leurs mœurs » 58. Breitman note justement : « Ce que tous les antisémites radicaux ont en commun est une vision paranoïaque et conspirationniste des Juifs et, plus largement, du monde lui-même. 59 »    

Dans le discours islamiste contemporain, comme dans la propagande islamo-nationaliste, les Juifs, devenus les « sionistes », n’ont pas cessé d’être démonisés en étant dénoncés comme des « criminels » (expression fort prisée par l’ayatollah Ruhollah Khomeyni) et des « conspirateurs » (désignation qu’on trouve dans la charte du Hamas comme dans le discours des chefs d’Al-Qaida), ou bestialisés par assimilation aux « singes » et aux « porcs » 60, tandis qu’Israël était stigmatisé au moyen de métaphores pathologisantes : « cancer », « tumeur cancéreuse », « choléra », « microbe », etc. Le 20 février 2008, le président iranien Ahmadinejad avait traité Israël de « sale microbe noir » (sic) voué à l’éradication : « Les puissances mondiales ont créé un sale microbe noir appelé le régime sioniste et l’ont lâché comme un animal sauvage contre les nations de la région. 61 » Le général Mohammad Ali Jafari, commandant des Gardiens de la révolution, l’armée idéologique de la République islamique d’Iran, avait précédemment affirmé que le Hezbollah, soutenu par l’Iran, détruirait prochainement l’État hébreu : « Dans un avenir proche, nous assisterons à la destruction du microbe cancéreux qu’est Israël par les mains puissantes des combattants du Hezbollah. 62 » Un seul message jihadiste est ainsi lancé : l’appel à la destruction d’Israël. Il en va de même chez les prêcheurs islamistes sunnites qui, n’ayant nul souci diplomatique, visent explicitement « les Juifs » et non plus seulement « les sionistes » ou Israël.  

En témoigne le sermon prononcé par le cheikh Ibrahim Mudeiris, le 13 mai 2005, à la Grande Mosquée de Gaza (retransmis en direct sur la télévision de l’Autorité palestinienne), dans lequel, après avoir rappelé à ses ouailles qu’Israël est un « cancer » et que les Juifs sont un « virus » ressemblant à celui du SIDA, Mudeiris finissait par lancer cette prophétie d’extermination s’inspirant du célèbre hâdith du rocher et de l’arbre : « Allah nous a tourmentés avec le peuple le plus hostile aux croyants, les Juifs. Allah a mis en garde Son prophète bien-aimé Mahomet contre les Juifs qui ont tué leurs prophètes, oublié leur Torah, et propagé la corruption tout au long de leur histoire. (…) Avec la création de l’État d’Israël, toute la nation musulmane a été perdue, parce qu’Israël est un cancer qui se propage dans tout le corps de la nation islamique et parce que les Juifs sont un virus qui ressemble au Sida, et dont le monde entier souffre. Vous découvrirez que les Juifs ont été à l’origine de toutes les guerres civiles dans le monde. Les Juifs sont derrière la souffrance des Nations. Le jour viendra où tout sera repris aux Juifs, même les arbres et les pierres qui ont été leurs victimes. Chaque arbre et chaque pierre voudront que les musulmans viennent à bout de tous les Juifs. 63 » C’est là prêcher la guerre contre les Juifs jusqu’à leur extermination finale. La visée génocidaire s’est inscrite dans l’idéologie jihadiste.  

Le 14 mai 2000, jour de la commémoration de la Naqba (la « catastrophe » représentée par la création de l’État d’Israël, réduite à « l’expulsion des Palestiniens »), le « grand poète » militant palestinien, Mahmoud Darwish, a lu un texte à la radio palestinienne officielle où, après avoir déclaré que l’Europe devait « expier le grand crime commis contre ses citoyens juifs » et ajouté qu’elle portait « la responsabilité d’avoir créé un autre problème : la question palestinienne », il s’est risqué à répéter un lieu commun éculé de la propagande palestinienne : « Nous n’avons aucune responsabilité dans cette grande tragédie que l’Europe a infligée au peuple juif. »

Cet énoncé est faux et mensonger, comme le savent les intellectuels palestiniens connaissant un tant soit peu la préhistoire de l’OLP et du Fatah. Il s’agit d’un mensonge historique, bien qu’il soit pris pour un fait historique établi par nombre de naïfs et d’ignorants, souvent sincères. L’un des grands mérites du livre de Küntzel est, en se fondant sur les travaux universitaires qui se sont récemment multipliés sur la question, de fournir les preuves irrécusables du rôle joué par le « Grand Mufti » admirateur d’Hitler, al-Husseini, dans la réalisation de la « solution finale de la question juive en Europe », et d’établir corrélativement que le nationalisme palestinien a été fabriqué en grande partie par ce collaborateur enthousiaste de la machine hitlérienne. En cela, l’ouvrage de Küntzel ôte toute crédibilité à la légende dorée, nourrie par des représentations victimaires complaisamment diffusées par les médias depuis longtemps, du mouvement national palestinien, dont les chantres ne cessent d’exiger des Israéliens, donc en particulier des rescapés de la Shoah et de leurs descendants, qu’ils reconnaissent « le droit des victimes palestiniennes à la vie, à la libération, à l’indépendance » (Darwish). Lorsqu’il incitait les hauts dirigeants nazis, entre 1942 et 1944, à étendre au Proche-Orient les assassinats de masse des populations juives, al-Husseini se souciait-il du droit des victimes juives à la vie, à la libération, à l’indépendance ? Les criminels fanatiques du Hamas ou du Jihad islamique qui commettent des attentats-suicides contre des civils israéliens ne s’en soucient pas plus. Le contraste est maximal avec le souci d’épargner des vies humaines qu’on rencontre chez les Israéliens, alors même qu’ils combattent leurs ennemis les plus implacables, les islamistes du Hamas. Début septembre 2009, le procureur général de Tsahal, le général Avichai Mandelblit, après avoir déclaré que l’armée israélienne respectait le droit international dans toutes ses actions, a précisé qu’elle s’était refusé à bombarder l’hôpital Shifa, à Gaza, pendant l’opération « Plomb durci » (déclenchée le 27 décembre 2008), alors même qu’elle savait que les chefs du Hamas s’y cachaient. Répliquant aux belles âmes qui reprochaient à Tsahal ses actions de représailles « disproportionnées », Mandelblit s’est contenté de dire : « Si nous avions bombardé Shifa, nous aurions tué environ 500 civils, ce qui était totalement disproportionné. » Aucune considération éthique de cette sorte ne se rencontre dans les rangs des « combattants de Dieu ».    

Après avoir pris connaissance des faits historiques concernant les différentes formes de collaboration entre les nazis et les milieux islamistes ou nationaux-islamistes égyptiens dans les années 1930 et 1940 – des Frères musulmans au « Grand Mufti » de Jérusalem, l’un des principaux inventeurs de la « cause palestinienne » -, on mesure à quel point est scandaleuse l’opération de propagande dite antisioniste qui consiste à « nazifier » les Israéliens, les « sionistes » et plus largement les Juifs (à l’exception des « alterjuifs » propalestiniens) 64. Il s’agit très exactement d’une inversion de la réalité historique.  

Un demi-siècle après la chute du Troisième Reich, qui avait transformé l’antisémitisme allemand « éliminationniste » en idéologie d’État totalitaire, on observe le surgissement d’une nouvelle vague mondiale de judéophobie radicale portée par des mouvements islamistes qui, à l’exception de la dictature iranienne et de l’épisode taliban en Afghanistan, ne doivent pas leur existence à des États, et ne sont pas soutenus, du moins publiquement, par des États. Depuis les années 1980, nous avons le douteux privilège d’assister à la constitution d’un nouveau front antijuif mondial, dont le dynamisme est dû à des groupes ou des réseaux jihadistes non étatiques. Le centre de diffusion de la judéophobie radicale s’est déplacé de l’Europe au monde arabo-musulman. Or, montre Küntzel, la sous-estimation de ce phénomène est permanente. C’est ainsi qu’ont été systématiquement négligées les motivations antijuives des responsables du 11-Septembre. Même le Rapport officiel de juillet 2004 sur le 11-Septembre, le « Rapport final » dû à la Commission nationale sur les attaques terroristes contre les États-Unis, fait l’impasse sur l’importance de la dimension antijuive des attentats perpétrés par un commando de jihadistes d’Al-Qaida. Pour prendre la mesure de cette importance, il suffit, en suivant Küntzel, de considérer la vision antijuive du monde du chef du commando terroriste, l’islamiste égyptien Mohammed Atta, telle qu’on peut la reconstituer par divers témoignages de ceux qui furent ses proches. Le premier procès d’un membre important de la cellule Al-Qaida de Hambourg, qui eut lieu dans cette ville d’octobre 2002 à février 2003, a permis de comprendre que les motivations antijuives étaient déterminantes chez les auteurs des attentats anti-américains du 11-Septembre. L’accusé, Mounir el-Motassadeq, avait été un ami proche de Mohammed Atta. Entendu comme témoin, un autre ancien proche d’Atta, Shahid Nickels, Allemand converti à l’islam qui avait fait partie de la cellule d’Al-Qaida de Hambourg entre 1998 et 2000, a déclaré à propos d’Atta : « La Weltanschauung [vision du monde] d’Atta était fondée sur un mode de pensée propre au national-socialisme. Il était convaincu que “les Juifs” étaient déterminés à dominer le monde. Il considérait la ville de New York comme le centre de la juiverie mondiale [Weltjudentum] qui, à ses yeux, était l’ennemi numéro un. 65 » Nickels a précisé en outre que, pour les membres de ladite cellule islamo-terroriste, il était évident que « les Juifs contrôlaient le gouvernement américain aussi bien que les médias et l’économie des États-Unis », et que « Motassadeq partageait la conviction d’Atta qu’il existait une conspiration mondiale des Juifs [Weltverschwörung der Juden] » 66. Telles sont les quatre composantes de l’islamisme radical comme idéologie : la croyance au dogme de la conspiration juive mondiale, la conviction que les Juifs dirigent l’Amérique, la représentation des Juifs (ou des « sionistes ») et des Américains comme les deux faces de l’ennemi absolu de l’islam et des musulmans, l’appel au jihad contre « les Juifs et les Croisés ». Quant à la dimension antijuive de la réception du 11-Septembre, elle apparaît vite à l’analyse des interprétations conspirationnistes de l’événement qui, pour la plupart, mettent en cause les services secrets israéliens, voient la main invisible du Mossad à tous les niveaux de l’événement, ou postulent que « les Juifs » ou « les sionistes » dirigent la politique américaine – même la thèse du « complot interne » se conjugue avec celle d’une complicité entre le gouvernement américain et les Israéliens.

Le paradoxe tragique, mis en évidence par Küntzel, est que les attentats du 11-Septembre, qui visaient à ébranler la puissance « américano-sioniste » et à terroriser les « judéo-croisés », ont provoqué une relance de la haine antijuive dans le monde.  

Son dernier avatar n’est autre que l’imputation conspirationniste de la crise économique et financière de 2008-2009 aux « financiers juifs internationaux » typisés par l’escroc Bernard Madoff. Diffusée massivement sur Internet, et bénéficiant du puissant vecteur idéologique qu’est l’anticapitalisme gnostique, l’accusation a fait le tour de la planète, montrant que l’acceptabilité, voire la respectabilité de la vision antijuive du monde était en hausse.    

Dans son Épilogue, Küntzel dénonce à juste titre ce qu’il appelle la « lutte aveugle » contre l’islamisme, qui ignore l’idéologie de l’adversaire et se fonde sur le postulat que les attentats-suicides sont des actes de désespoir. Il n’y a là, de la part des Occidentaux, que rationalisation et illusion aveuglante : « Ici aussi, selon le principe “plus la terreur antijuive est barbare, plus la culpabilité d’Israël est grande” » , les victimes des attaques deviennent à la fois la source et le bouc émissaire du terrorisme mondial. (…) Le vieux stéréotype du “Juif éternel coupable” » est ainsi amplifié sous cette forme contemporaine. » Küntzel ne cache pas sa crainte que la « lutte aveugle » contre l’islamisme ne se termine par la défaite des démocraties occidentales.

L’horizon le plus sombre est dessiné par la multiplication indéfinie des « dhimmis » volontaires hors des « terres d’islam ». Le choix de la servitude volontaire serait bien sûr dicté par la peur, mais il pourrait s’accompagner d’une vague massive de conversions, objectif visé par les stratèges islamistes à l’européenne, remplaçant la lutte frontale par une politique de séduction. « Plutôt verts que morts », tel pourrait être le slogan des Occidentaux spirituellement vaincus.  

Küntzel cite opportunément un article de Tawfik Hamid, ancien membre de l’organisation islamiste égyptienne Gama’a al-Islamiyya, qui déplore dans le Wall Street Journal du 3 avril 2007 que les Occidentaux « trouvent des excluses politiquement correctes à l’islamisme », et s’interdisent par exemple de faire une « critique claire de la charia ».  

S’il est de la plus extrême importance que les musulmans « éclairés » prennent position contre l’islamisme, leur courage intellectuel ne servira à rien tant que les non-musulmans des démocraties occidentales se montreront complaisants à l’égard des islamistes. Hamid juge avec lucidité qu’« il sera impossible de combattre l’islamisme sans en analyser les racines idéologiques ».  

Ajoutons : sans refuser de céder aux intimidations de ceux qui utilisent cyniquement l’arme dissuasive par excellence, l’accusation d’« islamophobie ». On connaît la formule de l’illusion islamiste : « L’islam est la solution ». À force d’en interdire la critique, c’est une tout autre formule qui risque de s’imposer aux non-musulmans : « L’islam est le problème ». Avant qu’il ne soit trop tard, il faut réaffirmer, avec les musulmans « éclairés », que seul l’islamisme est le problème.

Dans son livre, Küntzel a relevé le défi : en se fondant sur les études des meilleurs spécialistes de l’islam politique, et en ne reculant pas devant la difficulté de mener à bien une analyse historique comparative, il a donné une contribution d’une exemplaire clarté à l’analyse des origines et des développements de l’idéologie islamiste. En nous éclairant, il nous a offert l’arme la plus efficace pour combattre l’islamisme, notamment sous les formes euphémisées et adaptées aux règles du « politiquement correct » de gauche qu’il prend chez ses leaders européanisés comme Tariq Ramadan, petit-fils et disciple d’al-Banna. Combattre efficacement l’islamisme, qui est une vision du monde n’ayant à offrir que la misère et le malheur, c’est le combattre d’abord avec les armes de l’intelligence et de la connaissance.

© Pierre-André Taguieff Directeur de recherche au CNRS, Centre de recherches politiques de Sciences Po, Paris (CEVIPOF)

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