Initialement publié le 8 février 2018 @ 16h54
Cent ans à Jérusalem…
En 1923, un père franciscain présente Jérusalem et la Terre Sainte aux pèlerins et aux érudits. Son guide fut un best-seller. Il permet de mener une comparaison passionnante avec l’état actuel des lieux.
Au Moyen-Orient, les anniversaires n’en finissent pas de succéder.
- 2017 était le centenaire de la déclaration Balfour, par laquelle la Grande-Bretagne accordait officiellement son appui à un « Foyer national juif » en Palestine, mais aussi de la conquête (ou de la libération) de Jérusalem par le général Allenby.
- 2018 sera celui de l’effondrement de l’Empire ottoman et donc de la naissance des pays arabes indépendants.
Derrière ces célébrations, on oublie le vrai visage du Moyen-Orient au début du XXe siècle. Pour le redécouvrir, rien de mieux que de feuilleter un guide de voyage de l’époque.
Par exemple le Guide de Terre Sainte* du franciscain Barnabé Meistermann : relié en toile rouge, imprimé en petits caractères, assez compact pour être glissé dans une poche de manteau mais débordant de contenu (750 pages, 26 cartes en quadrichromie, 14 plans de ville, 110 plans de monuments). La première édition, en 1907, avait été un succès de librairie dans tous les milieux : l’exemplaire que je possède porte l’ex-libris de Julien Weill, grand rabbin de Paris. Juste rétribution d’un style élégant et précis, d’une érudition confondante, nourrie de toutes les traditions (Meistermann, qui connaît l’Ancien et le Nouveau Testaments par cœur, cite, sans esprit polémique, le Talmud, le Coran, les hadiths et mainte légende populaire) et enfin d’une attention aux détails concrets d’un déplacement qui durait plusieurs semaines, sinon plusieurs mois. Publiée en 1923, la seconde édition avait rencontré le même écho.
La relecture de ce Guide de Terre Sainte donne en effet, au-delà d’un charme vintage, la mesure des bouleversements que la région a connu. Meistermann attribue 700 000 habitants en 1923 à une Palestine qu’il définit, géographiquement, comme la partie méridionale, sur les deux rives du Jourdain, d’une Syrie qui engloberait également le Liban. Aujourd’hui, l’ensemble de la Terre Sainte compte 23 millions d’habitants et le seul Etat d’Israël 9 millions. Si le père franciscain ne peut imaginer une telle transformation, il note cependant déjà que ce pays se développe très rapidement : « Le port de Jaffa, qui ne comptait que 10 000 habitants à peine en 1880, en compte aujourd’hui 50 000 ».
Cet essor lui paraît lié avant tout à l’influence européenne. Mais il mentionne également, avec une certaine sympathie, le sionisme : « Le mouvement qui porte les Juifs en Palestine s’est accentué au milieu du siècle dernier. La misère et la politique les forcèrent de chercher meilleure fortune hors de leur pays natal ».
En 1923, les Européens abordent principalement la Terre Sainte par la mer : « La rade de Jaffa est ouverte à tous les vents, et le petit port obstrué par une ligne de brisants… Aussi mouille-t-on au large, à un kilomètre, et même plus, du rivage… » Cent ans plus tard, Jaffa a été absorbée par la métropole de Tel-Aviv, fondée en 1909 et passée de 15 000 habitants en 1922 à 3,7 millions en 2017. L’arrivée en Terre Sainte se fait désormais par l’aéroport Ben-Gourion de Lod : vingt millions de passagers en 2017.
En 1923, on peut se rendre en chemin de fer de Jaffa à Jérusalem : deux trains par jour dans les deux sens, « 3 heures 50 minutes » de trajet, 104 piastres en première classe pour un aller simple (soit approximativement 2500 euros actuels), 70 piastres en seconde, 44 piastres en troisième. On peut aussi voyager en automobile par la « route carrossable » (« 7 à 8 heures » de trajet), ou à cheval (« 11 à 12 heures »). Aujourd’hui, un voyage en train de Lod à Jérusalem, en classe unique, dure une heure et coute de 5 à 8 euros. Il faut compter une grosse heure pour un trajet en autobus, au prix de 6 euros, et de trente à quarante-cinq minutes pour un taxi, à des tarifs variant entre 5 à 40 euros. Un TGV devrait bientôt mettre la Ville sainte à vingt minutes de l’aéroport.
Jérusalem, pour Meistermann, c’est avant tout la Vieille Ville, juchée sur « un terrain très accidenté », dont « les remparts sont munis de huit portes », ses quatre quartiers, ses lieux saints, ses rues « étroites, mal pavées et souvent entrecoupées de marches en raison de leur pente ». Il ne dissimule pas les sentiments mitigés que peut inspirer le Saint-Sépulcre, point focal d’un pèlerinage chrétien :
« En 1808, un incendie détruisit la rotonde… L’architecte grec qui obtint du sultan le droit de la rebâtir ne se contenta pas de remplacer les belles colonnes par de lourds piliers… La coupole que cet architecte avait édifié au-dessus de la rotonde menaçait ruine au bout de quarante ans… La France et la Russie la remplacèrent en 1869 par une coupole nouvelle armée de fer… Malheureusement, cette œuvre n’est ni belle ni durable ».
Des travaux de restauration ont en effet dû être entrepris à plusieurs reprises depuis les années 1920. Mais en 2009 encore, un journaliste du Figaro déplorait une « atmosphère sombre, moite, étouffante, peu propice au recueillement ou à une expérience mystique ».
Meistermann reconnaît en revanche que « tout visiteur reste émerveillé de l’effet mystérieux, féérique, produit par le jeu des lumières au sein de la Mosquée d’Omar », le principal lieu saint musulman de Jérusalem, « où le luxe des décorations est loin d’affaiblir l’harmonie des lignes ». L’édifice menace pourtant ruine lui aussi à cet époque, mais son plan d’origine a été respecté. Il bénéficiera d’importantes restaurations à partir des années 1930, tout comme la mosquée El-Aqsa et l’ensemble du Haram ash-Sharif, la « Noble Enceinte » islamique édifiée sur le mont du Temple.
Le principal lieu saint juif, le Mur des Lamentations que Meistermann appelle alors, plus poétiquement, « Mur des Pleurs », et que l’on qualifie en hébreu de « Mur Occidental », est alors presque dissimulé par des constructions adventices qui le séparent du quartier juif de la Vieille Ville. Meistermann ne fait que mentionner les deux grandes synagogues, « munies chacune d’une grande coupole » , qui dominent ce dernier. En 1948, le quartier juif, y compris ses lieux de culte, fut dynamité par les Jordaniens. Sa reconstruction, à partir de 1967, a permis à la fois de dégager le Mur et d’opérer de nombreuses fouilles archéologiques.
Première surprise : il n’y a pas, pour le bon père franciscain, de Palestine au sens actuel du mot
- Première surprise : il n’y a pas, pour le bon père franciscain, de Palestine au sens actuel du mot. Termes interchangeables, « Palestine » et « Terre Sainte » ne désignent, sous sa plume, que l’ancien pays d’Israël et de l’Eglise primitive. Derrière la topographie arabe, Meistermann déchiffre, comme autant d’évidences, les anciens noms hébraïques. Ainsi, lorsqu’il décrit les alentours de la mer Morte, il note : « Ain-Djidi, la Source du Chevreau… correspond à Engaddi, dont le Cantique des Cantiques célèbre les vignes… Le Djebel Ousdom, qui borde la mer Morte au sud-est, tire son nom de celui de Sodome… »
Plus frappant encore : les données démographiques fournies sur Jérusalem.
Jérusalem est déjà, à une majorité écrasante, une ville juive (40 000 habitants sur 58 900 habitants
- Meistermann précise que « de grands faubourgs » se sont formés en dehors des murs, « spécialement au nord et à l’ouest » et qu’ils renferment « beaucoup plus de la moitié de la population de Jérusalem ». Et de quelle population s’agit-il ? Dès l’édition de 1907, nous découvrons que Jérusalem est déjà, à une majorité écrasante, une ville juive (40 000 habitants sur 58 900 habitants, soit 67 %), qu’elle est ensuite une ville chrétienne (10 900 habitants, soit 18,5 %), et en troisième lieu seulement une ville musulmane (8000 habitants, soit 13,5 %).
- L’édition de 1923, qui mentionnait les dernières statistiques fiables établies avant la Grande Guerre, confirmait ces données. La population globale s’était fortement accrue, mais les proportions restaient les mêmes : 62 000 juifs sur 92 000 habitants (67 %), 17 000 chrétiens (18,4 %) et 13 000 musulmans (14,1 %).
- Cent ans plus tard, les Juifs sont toujours majoritaires à Jérusalem (64 % des 882 000 habitants). La principale différence, c’est l’inversion numérique des communautés non-juives : 1,4 % seulement de chrétiens aujourd’hui, contre 34,5 % de musulmans. Ce déclin a eu de nombreuses causes : mais il s’est accéléré à Jérusalem-Est sous le régime jordanien, de 1949 à 1967, quand la population chrétienne a chuté de 30 000 à 12 000 âmes.
- De même, Bethléem, que Meistermann décrit en 1923 comme une bourgade presque exclusivement chrétienne (« 8 628 chrétiens, 420 musulmans, 2 juifs ») et qui était encore chrétienne à 85 % en 1994, quand elle a été rattachée à l’Autorité palestinienne, ne l’est plus aujourd’hui qu’à 20 %, contre 80 % de musulmans.
Sans appel.
© Michel Gurfinkiel & Valeurs Actuelles, 2018.