Victoire, où es-tu ?

À chaque fois qu’on parle de guerre, le poème de Victor Hugo revient devant mes yeux, lacérant ce qui me reste de mansuétude.

Mon père, ce héros au sourire si doux,
Suivi d’un seul housard qu’il aimait entre tous
Pour sa grande bravoure et pour sa haute taille,
Parcourait à cheval, le soir d’une bataille,
Le champ couvert de morts sur qui tombait la nuit.
Il lui sembla dans l’ombre entendre un faible bruit.
C’était un Espagnol de l’armée en déroute
Qui se traînait sanglant sur le bord de la route,
Râlant, brisé, livide, et mort plus qu’à moitié.
Et qui disait: « A boire ! À boire par pitié ! »
Mon père, ému, tendit à son housard fidèle
Une gourde de rhum qui pendait à sa selle,
Et dit: « Tiens, donne à boire à ce pauvre blessé ».
Tout à coup, au moment où le housard baissé
Se penchait vers lui, l’homme, une espèce de maure,
Saisit un pistolet qu’il étreignait encore,
Et vise au front mon père en criant: « Caramba ! »
Le coup passa si près que le chapeau tomba
Et que le cheval fit un écart en arrière.
« Donne-lui tout de même à boire », dit mon père.

Je ressasse en moi, ces minutes de peur, ces minutes de colère et je me demande en quoi peut-on voir une « victoire ». Dans les trophées, dans la bravoure du soldat, dans la quantité de morts qui s’amoncèlent des deux côtés, dans les larmes d’une maman qui vient de perdre son enfant, ou dans celles de la nouvelle veuve et des nouveaux orphelins… Dans les ruines de tout ce qui était vert et fleuri… dans ces champs de coquelicots que le feu a réduits en cendre… dans les tombes fraîchement fleuries… dans ce noir qui refuse de se dissiper.

Aucune victoire… Rien – elle n’est qu’illusion, mirage dont les défaillants qui se disent être nos chefs d’État, nous abreuvent continuellement pour estomper notre douleur, pour que l’épuisement ne nous consomme plus.

Où es-tu victoire ? Elle est là, dans les ruines fumantes, dans les corps abandonnés de l’ennemi ou du guerrier ; cela dépendra de quel côté de la frontière on découvrira leurs cadavres. L’un sera le héros et l’autre le traître… Chacun suit sa conscience s’il en possède encore. Beaucoup n’en en plus, ils ont laissé la colère et la vengeance prendre le dessus.

L’ennemi est celui qui provoque, qui enfreint les normes, les lois, la nature, l’humanité… Il mérite la mort et c’est de notre main qu’il la recevra. Il n’y a aucun pardon à celui qui jubile en décapitant un enfant, en démembrant un corps de femme enceinte… en brulant vif un bébé… Il n’y a aucun pardon, aucune indulgence… et dans notre colère justifiée, nous voilà devenus presque comme eux, des âmes en perdition. Le sommes-nous, me demandais-je ? Ou bien, nous a-t-on mangé le cœur à travers leur haine ?

Oui, en effet, on nous a mangé le cœur, écrabouillé ce qui nous restait d’humain, de commisération, au point de ne plus distinguer l’ennemi du simple otage en fuite. Le soldat est devenu aveugle, la peur a fait de lui une machine à tuer et ce n’est guère de sa faute. Ils l’ont tellement piégé, tellement écœuré par leur barbarisme, par leurs tactiques, leurs ruses, leur méchanceté, par leur manque d’humanité élémentaire. Il ne tient même plus compte de sa vie… Il l’offre tant le dégoût a érodé ses sens. Cet ennemi ne mérite pas de vivre… dans sa haine injustifiée, il a balayé l’innocent, le candide, le simple d’esprit, le vieux et fatigué… Il a nettoyé tout sens humanitaire en lui, en nous tous.

Faut-il avoir pitié de cet ennemi ? Faut-il nous surpasser, surpasser notre courroux, nos craintes, notre répulsion pour lui permettre accès à notre environnement ?

Je haie cet ennemi pas seulement parce qu’il est notre ennemi, mais beaucoup plus pour nous avoir contraints à lui ressembler… Pour avoir armé nos mains, et faire de nous une machine de mort, insensible et cruelle.

Soyez maudits à jamais…

Je sais que comme le fit le père de Victor Hugo, que je lui offrirai une bouteille d’eau, bien qu’il mérite la mort. Je sais que je contraindrai cette main qui se refuse instinctivement pour l’unique raison qu’il fait partie de cette magnifique création de Dieu.

Et je laisse la justice de l’Éternel avoir le dernier mot.

Ton peuple Seigneur a plus que jamais besoin de TOI.

Am Israël Hay

Par Thérèse Zrihen-Dvir, repris depuis son blog.

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