La Jordanie est-elle la Palestine ?

Initialement publié le 10 janvier 2022 @ 17h34

par Daniel Pipes et Adam Garfinkle
Commentary
Octobre 1988

Version originale anglaise: Is Jordan Palestine?

En juillet 1988, le roi Hussein de Jordanie a déclaré que « la Cisjordanie doit être séparée du Royaume hachémite de Jordanie ». Si cette déclaration s’inscrit dans le temps, elle présente pour l’ensemble des parties au conflit israélo-arabe des opportunités et des dangers. À cette occasion, l’Organisation de Libération de la Palestine (OLP) doit ou bien tirer le meilleur parti des opportunités offertes ou bien sombrer. Les Syriens et les autres peuples arabes doivent revoir leurs stratégies. De même, les Israéliens et les Américains qui cherchent à mettre fin à l’occupation israélienne de la Cisjordanie et de la bande de Gaza doivent entreprendre une réorientation majeure. Ils ne peuvent pas continuer à faire comme si rien n’avait changé.

Quant à ceux qui souhaitent le maintien d’Israël dans les territoires, l’opportunité qui s’offre à eux est claire étant donné qu’une fois la Jordanie hors-jeu, ils pourront affirmer de manière convaincante qu’il n’y a pas d’interlocuteur arabe avec qui discuter de la paix et donc pas d’alternative réaliste à un Grand Israël. Ils soutiennent que le départ de Hussein prouverait ce qu’ils ont toujours dit à savoir que la Cisjordanie fait partie non pas de la Jordanie mais d’Israël.

Plus que jamais, il est important de prêter une attention particulière à ces prises de position. Depuis 1977, le bloc constitué par le Likoud dirige ou fait partie du gouvernement israélien et tout laisse penser que sa position se renforcera au cours des onze prochaines années. La menace démographique et le soulèvement arabe [de 1987, NdT] ont déplacé l’opinion israélienne vers la droite. Plus que jamais, le « transfert » de la population arabe de Cisjordanie et Gaza représente, sur le plan intellectuel, une idée devenue respectable. Les élections de novembre 1988 pourraient bien donner au Likoud une force plus grande que jamais et faire en sorte que le prochain gouvernement israélien se donne la volonté et les moyens d’appliquer des politiques tout à fait indédites envers les Arabes palestiniens et la Jordanie.

Dans le même temps, les sympathisants du Likoud ont essuyé un léger revers puisque le roi Hussein a rejeté le slogan « la Jordanie est la Palestine » qui sous-tend une grande partie de leur politique. Le soir du 31 juillet 1988, le roi l’a dit aussi clairement qu’il le pouvait : « La Jordanie n’est pas la Palestine ».

Porteurs d’une histoire longue et complexe qui continue à peser sur les événements, ces quelques mots auront une portée considérable si le prochain gouvernement israélien pense que la Jordanie est la Palestine alors que le roi de Jordanie déclare le contraire. Le futur équilibre entre Israéliens, Jordaniens et Palestiniens dépendra en bonne partie de ceux qui parmi eux auront raison.

La thèse

En Israël et ailleurs, s’est constituée une part substantielle de l’opinion soutenant la thèse accrocheuse selon laquelle la Jordanie est la Palestine. Bien qu’étroitement associée à Ariel Sharon, l’enfant terrible de la politique israélienne, l’approche a longtemps été celle du Likoud lui-même. Dans les années 1920, Vladimir Jabotinsky affirmait que la Palestine est un territoire dont la « caractéristique géographique principale » est que « le Jourdain ne délimite pas ses frontières mais le traverse en son centre ». En 1982, le Premier ministre Yitzhak Shamir écrivait que, « réduit à ses véritables proportions, le problème n’est clairement pas l’absence d’une patrie pour les Arabes palestiniens. Cette patrie est la Transjordanie ou Palestine orientale. … Un deuxième État palestinien à l’ouest du fleuve serait une porte ouverte à l’anarchie. » En 1987, un accord conclu clandestinement entre le parti du Likoud et Fayçal al-Husseini, l’activiste palestinien, aurait reconnu la souveraineté palestinienne à l’est du Jourdain.

Ces idées ont pris une forme plus concrète en juillet 1988, lorsque Shamir a évoqué la possibilité d’un État palestinien en Jordanie au cours de ses discussions avec les résidents arabes de Cisjordanie. Selon un rapport émanant de cercles palestiniens, le général de brigade de réserve Yo’el Ben-Porat a conçu le cadre intellectuel des initiatives de Shamir. Les dispositions clés étaient les suivantes :

L’évocation de ce sujet par Shamir a soulevé des tensions parmi les Arabes alors que le roi Hussein se hâtait de s’assurer que Yasser Arafat et les dirigeants irakiens n’avaient pas l’intention de se ranger du côté des Israéliens.

Ce point de vue n’est pas non plus spécifique aux milieux politiques. Mordechai Nisan, un universitaire, explique que « personne n’a jamais considéré les deux rives du Jourdain autrement que comme faisant partie intégrante d’une seule terre appelée Palestine ». De nombreux partisans américains d’Israël acceptent la thèse selon laquelle « la Jordanie est la Palestine ». Joan Peters fonde son étude From Time Immemorial sur cette notion. Elle qualifie régulièrement Israël de « coin de Palestine » et de « Palestine occidentale », et utilise l’expression « Palestine orientale » pour désigner la Jordanie. George F. Will déclare que « la Jordanie est la Palestine, historiquement, géographiquement, ethniquement. » Deux organisations, petites mais actives, le Jordan Is Palestine Committee de Hyde Park à New York, et le CAMERA (Committee for Accuracy in Middle East Reporting in America) à Washington, font valoir cet argument au moyen de publicités affichées en bonne place dans les médias nationaux américains.

Autrement dit, le slogan « la Jordanie est la Palestine » affirme que la Palestine comprend le territoire de l’autre côté du Jourdain et que la Jordanie est donc l’État palestinien – même si cet État n’a pas de dirigeant palestinien. Au lieu de deux peuples se battant pour une seule terre, les Juifs et les Arabes palestiniens sont décrits comme contrôlant des territoires différents – aux Juifs la partie occidentale de la Palestine, aujourd’hui appelée Israël, et aux Arabes la partie orientale de la Palestine, aujourd’hui appelée Jordanie.

Ce changement de terminologie a pour but de saper toute revendication arabe de souveraineté sur le territoire désormais détenu par Israël. Il réveille également l’avidité des Palestiniens qui, après avoir obtenu une main, voudraient également le bras entier. Dès lors, si les Palestiniens doivent laisser Israël tranquille, ils doivent pouvoir être libres d’apporter des changements au Royaume hachémite. Par ailleurs, comme Israël a sur la rive orientale une revendication au moins aussi légitime que celle des Palestiniens sur la rive occidentale, l’octroi de la partie orientale de la Palestine aux Arabes représente une forme de générosité sioniste. Enfin, si la Jordanie constitue le véritable patrimoine palestinien, les Israéliens peuvent être en droit d’y transférer les Arabes. De cette façon, les notions apparentées de « Jordanie = Palestine » et Grand Israël se joignent aux questions démographiques et politiques auxquelles Israël est aujourd’hui confronté pour déterminer l’agenda politique de la droite israélienne.

Cette approche de la situation sécuritaire d’Israël offre un attrait évident à de nombreux Israéliens et à ceux dans le monde qui sont sensibles à la situation critique d’Israël. Comme ce serait pratique de voir les Palestiniens posséder un État. Ceux-ci pourraient mettre fin à des décennies d’échec face aux sionistes et commencer à construire quelque chose de productif. Les Israéliens compteraient un ennemi de moins et leur inquiétude croissante face au problème que représentent les résidents arabes d’Israël serait apaisée par le transfert de populations à l’intérieur de la Palestine.

La thèse « Jordanie = Palestine » repose sur quatre propositions principales. Premièrement, sur le plan historique, la Palestine comprenait la Jordanie (I). Deuxièmement, le Mandat britannique sur la Palestine incluait l’ensemble du territoire constitué aujourd’hui par Israël et la Jordanie (II). Troisièmement, les deux régions ne se distinguent pas sur le plan géographique (III). Quatrièmement, les dirigeants palestiniens et jordaniens eux-mêmes croient que la Jordanie et la Palestine sont identiques (IV). Le problème, c’est que ni les archives historiques ni les cartes ne soutiennent clairement chacune de ces propositions qui reposent davantage sur une connaissance sélective de l’histoire et de la géographie, une compréhension étroite et inhabituelle du Mandat britannique et une distorsion de la dynamique politique interarabe.

Les arguments spécieux ont tendance à avoir des effets pernicieux. La tactique « Jordanie = Palestine » ne fait pas exception à la règle. En fin de compte, cet argument qui semble promouvoir la cause d’un État palestinien en Cisjordanie ainsi qu’à l’Est, aura des répercussions dangereuses sur les intérêts à la fois israéliens et américains.

I. La Transjordanie a toujours fait partie de la Palestine

Première proposition : les partisans du « Jordanie = Palestine » soutiennent que la rive orientale du Jourdain a toujours été considérée comme partie intégrante de la Palestine. Or un examen attentif du territoire qui constitue aujourd’hui la Jordanie montre qu’il n’a été considéré comme partie intégrante de la Palestine qu’à certaines époques. De plus, pendant des siècles, la « Palestine » a été un concept et non une entité cartographique fixe à tel point que sa signification politique était encore plus ambiguë que ses frontières.

L’histoire juive présente de nombreuses façons de délimiter la terre d’Israël. Les premières d’entre elles – promises mais non réalisées – étaient celles des Patriarches qui ont fait du Jourdain une frontière. Les livres ultérieurs de la Bible (Deutéronome, Josué) décrivent une frontière s’étendant jusqu’au côté oriental. Au XIe siècle avant notre ère, le royaume de Saül comprenait les parties non désertiques de la Jordanie actuelle, à l’instar des possessions du roi David. En revanche, le territoire sous contrôle juif au XIIe siècle avant notre ère était délimité par le fleuve comme lors d’une grande partie de la période du Second Temple.

Quelle que soit la situation sur le terrain, la tradition juive faisait une distinction nette entre les zones historiques de peuplement juif et la terre de l’Alliance telle que définie dans la Bible. Seule cette dernière zone, plus circonscrite, constitue « le pays où coulent le lait et le miel », le sujet de la promesse de Dieu à Israël. La Torah (Nombres 34 : 1-12) indique clairement dans sa définition la plus précise des frontières du pays de l’Alliance que le Jourdain constitue la limite orientale d’Eretz Yisrael : « La frontière descendra jusqu’à atteindre les collines de la mer de Kinnèreth, à l’est et la frontière descendra vers le Jourdain et aboutira à la mer Morte. » Ceci explique pourquoi la mort de Moïse sur le mont Nébo, dans l’actuelle Jordanie, était considérée comme une punition. Il est également révélateur que Dieu ait imposé des conditions aux deux tribus (Ruben et Gad) ayant hérité de terres sur la rive orientale du fleuve. Ces différents points indiquent un statut inférieur pour la rive orientale du Jourdain.

En dehors de la tradition juive, il faut considérer l’histoire politique dans une acception plus large. La Palestine fut administrée dans des cadres territoriaux multiples sous les Babyloniens, les Perses, les Ptolémées, les Séleucides et les Romains, englobant les deux rives à certains moments et pas à d’autres. Si on prend l’exemple de l’époque romaine, le Jourdain formait initialement une frontière mais ce n’était plus le cas après l’an 66 de notre ère. Inversement, la première révolte juive s’étendit au-delà du Jourdain alors que la seconde s’y arrêta.

Les Romains introduisirent le mot Palestine pour effacer de la carte le nom de la Judée – en punition de la rébellion de Bar Kochba réprimée en 135 de notre ère. Ils donnèrent à la région le nom Palaestina d’après les Philistins qui habitaient le long de la côte. Mais ce nouveau nom ne mit pas un frein aux redécoupages constants. En 284, la partie méridionale de la province romaine d’Arabie fut rattachée à la Palestine. En 358, des territoires situés à l’est et au sud de la mer Morte furent séparés et appelés Palaestina Salutaris. Peu de temps après, la Palaestina Primera (capitale : Césarée) et la Palaestina Secunda (capitale : Scythopolis, l’actuelle Beit Shean) furent créées. La Palaestina Salutaris fut renommée Palaestina Tertia (capitale : Petra). Le Jourdain ne divisait pas ces régions.

Lorsqu’en 634, les Arabes firent la conquête de la région, ils reprirent et conservèrent les divisions romaines pendant plus de trois siècles, de sorte que leurs provinces chevauchaient également le fleuve. Pendant les Croisades, le Jourdain sépara en grande partie la Palestine du territoire musulman. À l’époque mamelouke (1250-1516), les limites administratives du pays changèrent à nouveau. La rivière servit alors de frontière au nord mais pas au sud. Les Ottomans (1516-1918) laissèrent d’abord les divisions mameloukes en place mais opérèrent ensuite une série de changements qui donnèrent au fleuve un rôle accru en tant que frontière.

Non seulement la frontière ne cessa de fluctuer au cours des dominations romaine et musulmane mais la Palestine ne constitua jamais une unité politique à part entière entre la chute du Second Temple juif en 68 de notre ère et 1917 – à la seule exception des Croisades. Par conséquent, il est absurde de parler de Palestine « historique » comme s’il s’agissait d’une entité politique ancienne. La Palestine vivait dans le cœur de ceux qui l’aimaient et c’était dans un royaume sans frontières. Dans l’Europe médiévale, par exemple, « Palestine » faisait référence à cette zone occupée par les Hébreux avant la diaspora mais comme cette zone avait changé de taille plusieurs fois, la définition n’impliquait aucune frontière précise sur une carte.

À l’époque moderne aussi, les chrétiens et les juifs pieux continuèrent à considérer la Palestine à la lumière du texte et de l’histoire bibliques. Accordant peu d’attention aux divisions réelles sur le terrain, ils dessinèrent leurs cartes en vue de montrer la Palestine telle qu’elle était lorsqu’elle fut concédée aux tribus d’Israël. Les bibliothèques regorgent de récits de voyage portant des titres comme Heth et Moab ou Le pays de Galaad. Bien entendu, par Palestine ils entendaient les deux rives du Jourdain mais surtout la Terre Promise. C’est dans cet esprit que le Palestine Exploration Fund [société britannique fondée en 1865 pour l’exploration de la Palestine, NdT] parraina The Survey of Western Palestine [étude sur la Palestine occidentale].

Sans surprise, les premiers sionistes et leurs partisans chrétiens supposaient que des parties de la rive orientale seraient incorporées à la Palestine juive. C’est ce qui permet de comprendre pourquoi les soldats juifs se battirent sur cette même rive pour l’arracher aux Turcs ottomans et pourquoi, en 1919, les sionistes proposèrent à la Conférence de paix de Versailles que la frontière de leur futur État s’y avançât profondément. Cela permet aussi de comprendre la résolution du treizième Congrès sioniste, organisé en août 1923 : « Reconnaissant que la Palestine orientale et la Palestine occidentale forment en réalité et de facto une unité sur le plan historique, géographique et économique, le Congrès exprime l’espoir que l’avenir de la Transjordanie soit déterminé conformément aux revendications légitimes du peuple juif. » Enfin, on comprend aussi pourquoi le Fonds national juif posséda des terres sur la rive orientale jusqu’à la fin des années 1940.

Malgré ces revendications, les archives historiques montrent que la Palestine n’a pas toujours inclus la rive orientale et que le Jourdain a souvent servi de division militaire et politique. L’histoire de la région aux époques antique, médiévale et moderne, ne permet pas d’affirmer, comme le font les partisans de lathèse « Jordanie = Palestine », que « la déclaration Balfour de 1917 a été comprise comme la reconnaissance britannique d’un foyer national juif sur toute la Palestine historique » – c’est-à-dire la Jordanie et Israël actuels. Le territoire promis par la Déclaration Balfour peut à juste titre être considéré comme s’arrêtant au Jourdain ou comme se prolongeant au-delà de celui-ci.

II. Les huit mois du Mandat britannique

La deuxième proposition de la thèse « Jordanie = Palestine » s’appuie sur le fait que pendant huit mois, entre 1920 et 1921, le gouvernement britannique a placé le territoire jordanien sous la juridiction du Mandat palestinien.

Tout comme le reste du Moyen-Orient, l’histoire politique moderne de la Palestine et de la Jordanie a commencé avec la Première Guerre mondiale. Au cœur de cette transformation se trouvait l’action britannique menée pour bâtir des alliances dans sa guerre contre l’Allemagne. Londres fit de vagues promesses de territoire ottoman au Levant à trois parties différentes. Dans la correspondance Hussein-McMahon, un ensemble de dix lettres échangées entre juillet 1915 et mars 1916, les Britanniques promirent des portions de la Syrie géographique au gouverneur ottoman de La Mecque, le chérif al-Hussein ibn Ali, sans toutefois en préciser les contours exacts. L’accord secret Sykes-Picot de mai 1916 divisa la même zone (entre autres) entre la Grande-Bretagne et la France. La déclaration Balfour de novembre 1917 approuva « l’établissement en Palestine d’un foyer national pour le peuple juif ».

Pendant la guerre, les trois alliances conclues par la Grande-Bretagne servirent assez bien ses objectifs. Au cours d’une campagne de deux années qui prit fin en octobre 1918, les forces britanniques prirent le contrôle d’un territoire qui s’étendait de la Méditerranée à l’Iran. Mais après la guerre, les contradictions évidentes entre les différents accords conclus furent la cause de problèmes considérables. En octobre 1918, en vue d’équilibrer les engagements pris envers les Arabes, les Français et les sionistes, les Britanniques commencèrent par diviser le Levant en trois zones d’administration militaire. Londres gérait une zone à peu près équivalente à ce qui devint plus tard Israël et y autorisa l’immigration juive. Les Français assurèrent le contrôle de la région côtière située entre Israël et la Turquie. Quant au fils du chérif, le prince Fayçal, il reçut ce qui devint la Transjordanie ainsi que tout ce qui était éloigné de la Méditerranée dans le Liban et la Syrie d’aujourd’hui et dont Damas était la capitale.

Conformément à l’accord Sykes-Picot, le gouvernement français aspirait toutefois à contrôler Damas et l’intérieur du territoire, raison pour laquelle il expulsa Fayçal de Damas en juillet 1920. En revanche, les Français ne revendiquèrent pas la partie méridionale du territoire de Fayçal, qui relevait désormais de la juridiction britannique.

C’est ici qu’on arrive à un point critique pour les partisans de la thèse « Jordanie = Palestine » : pour la première fois, l’ensemble du territoire contrôlé par les Britanniques au Levant fut appelé par ces derniers « Mandat pour la Palestine ». En d’autres termes, à partir de juillet 1920, la Jordanie fit partie de la Palestine, du moins pour les Britanniques.

Mais cette situation n’allait pas durer. En mars 1921, Winston Churchill, le secrétaire aux colonies, jugea « nécessaire dans l’immédiat d’occuper militairement la Transjordanie ». Pour ce faire, plutôt que de recourir aux troupes britanniques, il décida d’y exercer un contrôle indirect et divisa le mandat palestinien en deux parties le long du Jourdain, créant ainsi l’émirat de Transjordanie sur la rive orientale d’où il exclut l’immigration juive. Churchill offrit ce territoire au frère aîné de Fayçal, Abdallah, qui accepta après quelques hésitations. La dynastie hachémite formée par Abdallah, son fils Tallal et son petit-fils Hussein dirigea depuis lors la Transjordanie (nommée ensuite Jordanie en 1949). Après mars 1921, la rive orientale n’était plus la Palestine.

Il résulte de cette histoire complexe que la Jordanie ne fit partie du Mandat palestinien que pendant huit mois, de juillet 1920 à mars 1921. Et même cette courte période fut contestée à deux titres. D’une part, la Société des Nations ne conféra officiellement la responsabilité mandataire à la Grande-Bretagne qu’en juillet 1922, rendant ainsi la période de huit mois inopérante sur le plan légal. D’autre part, les Britanniques n’exercèrent pratiquement aucune autorité en Transjordanie pendant ces huit mois où ils la détenaient théoriquement en tant que partie de la Palestine. En réalité, la rive orientale était dépourvue de toute autorité. Paris restait à l’écart, Londres ne cherchait pas le contrôle direct et les Hachémites avaient d’autres priorités. « À ce moment-là », rapporta Herbert Samuel, le haut-commissaire britannique de Palestine, « la Transjordanie était politiquement laissée à l’abandon. »

Ces quelques mois d’un pouvoir qui n’existait ni de facto ni de jure ne sont guère une raison, soixante-dix ans plus tard, pour considérer que la Jordanie fait partie intégrante de la Palestine. Par ailleurs, il est absurde de fonder les grandes décisions de guerre et de paix d’aujourd’hui sur les intérêts éphémères de l’Empire britannique au lendemain de la Première Guerre mondiale. Le fait que la Jordanie fit brièvement partie du Mandat palestinien n’établit pas de lien vital mais rappelle seulement une curiosité historique. Comme l’observe L. Dean Brown, « la Jordanie n’est la Palestine que dans le sens où le Nebraska, qui faisait partie des territoires de la Louisiane [achetée à la France en 1803, NdT], est toujours la Louisiane ».

III. Le Jourdain est profond et sauvage

Le Jourdain en 2012 n’est plus ce qu’il était

La troisième prémisse soutient que la Jordanie et la Palestine ne forment qu’une seule région parce que ce qui les sépare est insignifiant sur le plan géographique et que les résidents arabes des deux rives ont beaucoup en commun. Après tout, qu’est-ce que le Jourdain sinon un cours d’eau surévalué ? Pour de nombreux observateurs, l’idée qu’il constitue une frontière paraît saugrenue.

Or dans l’histoire, le Jourdain a été, à l’instar d’un grand fleuve, une séparation entre les deux rives. En 1908, Henry Van Dyke écrivait que le Jourdain « est un symbole fluide et éternel de division, de séparation ». Par ailleurs, le fleuve s’inscrit dans un cadre géographique beaucoup plus vaste – la vallée du Rift – qui entrave complètement les relations de part et d’autre si bien que les rives occidentale et orientale ont longtemps été séparées. Les Jordaniens ne sont pas des Palestiniens, et vice versa.

De nos jours, le Jourdain apparaît tel un cours resserré mais il n’en a pas toujours été ainsi. Au cours des dernières décennies, son débit s’est considérablement réduit en raison d’une utilisation intensive de son eau. Autrefois, il mesurait généralement de 27 à 30 mètres de large et de 1 à 3 mètres de profondeur. Les pluies saisonnières le rendaient parfois presque impraticable en raison de la vitesse du courant. Ce n’est pas surprenant quand on sait qu’à l’exception du fleuve Sacramento en Californie, le Jourdain est le fleuve qui a subi la baisse la plus abrupte au monde – un peu plus de 2 mètres de profondeur pour chaque kilomètre parcouru.

Le lieutenant William F. Lynch, commandant de l’expédition de 1847 vers le Jourdain et la mer Morte.

Le lieutenant William F. Lynch, commandant de l’expédition de la marine américaine de 1847 sur le Jourdain, a écrit le récit de son voyage. Son journal détaillé comprend des expressions telles que « rivière écumante », « rapide écumant », « eaux tumultueuses », « cascade à l’allure terrible », « tourbillon », « un chaudron d’écume », « des rapides sauvages », « courant rapide » et « torrent fou ». Comme si cela ne suffisait pas, il parle aussi de « vitesse à couper le souffle », « vilain à pic », « rapide très raide et tumultueux », « méchant rapide », « cataracte effrayante » et « rapide impétueux ». L’un des navires de Lynch a coulé en raison de heurts répétés contre des rochers. Les autres étaient constamment en danger. La lettre de Lynch au secrétaire américain à la Marine explique clairement pourquoi personne n’a essayé de naviguer sur le Jourdain :

Nous devions dégager d’anciens canaux, en créer de nouveaux et parfois, plaçant notre toute notre confiance en la Providence, nous plongions à toute vitesse dans des descentes effroyables. Les difficultés étaient si grandes que, le deuxième soir, nous étions en droite ligne mais distants de douze milles de Tibériade. Le troisième matin, j’ai été obligé d’abandonner le bateau réduit à l’état de ruine. Aucun autre type de bateau au monde que celui que nous avons, alliant puissance et flottabilité, n’aurait pu supporter les chocs qu’ils ont rencontrés. Étant donné que le passage du fleuve était considéré comme éminemment périlleux, tant pour les dangers de son chenal que pour le risque d’une attaque, j’ai estimé qu’il était de mon devoir, comme je vous l’ai déjà conseillé, de l’entreprendre en personne.

Peu de temps après, H.B. Tristam trouva la rivière « boueuse, gonflée et trouble », un « torrent impétueux ». Van Dyke considérait que le Jourdain n’avait « rien d’une charmante petite rivière, c’est une barrière à franchir ». Pour lui, le fleuve « n’offre à l’homme que danger, difficultés et ennuis. Féroce, maussade et intraitable… il n’y a pas d’endroits agréables le long de son cours… précipité et secrètement rageur. » Nelson Glueck, auteur de The River Jordan, écrivait que le fleuve « dégringole et tombe en cascade presque continuellement à travers une gorge menaçante de basalte noir. Écumant et boueux, il jaillit du ravin ».

Le « courant zigzaguant et insidieux » de la rivière a eu pour effet supplémentaire d’éroder rapidement les berges. Pire, la rivière a souvent changé de cours de sorte que l’idée de construire des bâtiments et des ponts sur ses rives était clairement inapplicable. La conséquence qu’observait en 1923 Frank G. Carpenter, est que le Jourdain « ne possède ni quais, ni bateaux, ni villes, ni villages de quelque nature que ce soit. Il a de nombreux gués mais aucun pont de quelque taille que ce soit. » Lorsqu’Alexander W. Kinglake traversa le Jourdain en 1834-35, il fit un aller simple sur le seul pont du Jourdain (un vestige de l’antiquité romaine) et revint sur des peaux d’animaux. John L. Stoddard notait qu’un nombre considérable de pèlerins se noyaient chaque année dans le courant « impétueux » de la rivière.

Les méandres du Jourdain, tels qu’ils étaient autrefois

Ce n’était pas seulement la férocité du fleuve qui rendait sa traversée difficile, il manquait aussi de toutes les caractéristiques qui rendent la plupart des rivières intégratives. La rivière serpentait si sauvagement que le passage était lent et pénible et la navigation ingrate même sur de courtes distances. Bien que la distance allant de la mer de Galilée à la mer Morte ne soit que d’environ 100 kilomètres à vol d’oiseau, le Jourdain se replie tellement sur lui-même que son cours entre les deux plans d’eau est d’environ 300 kilomètres. Sur les photographies aériennes, il ressemble très fort à un intestin.

La vallée où coule le fleuve, en particulier le versant oriental, était un endroit sauvage et difficile d’accès où la végétation et la faune empêchaient la vie humaine et les déplacements. Tristam trouvait que les rives étaient « ceinturées par une jungle impénétrable et des arbres » qui « obstruent les deux côtés de la rivière. » John Franklin Swift a peint une scène vivante de son voyage de 1867 : « Les bords du fleuve au-dessous des rives sont remplis jusqu’à fleur d’eau d’un dense bosquet de canne auquel se mêlent des lauriers roses et des saules, à tel point qu’à aucun endroit… il ne peut être approché, sauf en poussant à travers ce sous-bois presque infranchissable. Et ici, on dit que les sangliers abondent dangereusement. » Après une inondation, la zone autour du fleuve est devenue « un limon gluant et profond » qui a complètement arrêté les voyageurs.

Et puis il y avait les animaux sauvages. Jérémie (49 : 19) a fait allusion à leur férocité lorsqu’il a comparé Dieu à un lion qui « s’élance des halliers du Jourdain ». D’autres animaux ont été trouvés aux abords du fleuve tels que des hyènes, des chacals, des lynx, des porcs-épics, des buffles d’eau, des sangliers et des insectes « truculents ». Plus à l’écart des rives du fleuve, les terres sont soit des badlands, soit ce que Lynch a appelé « un désert complet traversé par des tribus guerrières ». Les enfants qui naissaient au printemps ou en été mouraient généralement en bas âge du paludisme.

Pour aggraver les choses, le fleuve n’est qu’un élément d’un obstacle beaucoup plus vaste, la vallée du Rift, un phénomène géographique unique qui s’étend de la Turquie au Mozambique. En Palestine, il comprend, bien au-delà du fleuve et de ses fourrés, le point le plus bas de la surface de la terre, des températures extrêmement chaudes et sèches, des pentes raides et difficiles, et quelques cols – qui forment tous une frontière naturelle majeure entre les rives occidentale et orientale. Selon l’Encyclopaedia Judaica, « la vallée du Rift a été tout au long de l’histoire l’un des principaux facteurs de division de la région en deux parties, très rarement – et alors seulement partiellement – réunies en un seul État ». Comme G. Robinson Lees l’a expliqué, « la vallée du Jourdain divise la Terre Sainte en deux parties : l’une renfermant les lieux sacrés associés à la vie terrestre de notre Seigneur… l’autre, au-delà [du] Jourdain… présentant des caractéristiques qui, tout comme son histoire, diffèrent complètement de la partie occidentale. » Glueck observait que la faille du Jourdain et son prolongement vers le sud faisaient office de

barrière et de frontière entre les hauts pays à l’est et à l’ouest de celui-ci. … La plupart des habitants de la vallée n’en sont jamais sortis. Leurs voisins des hauteurs n’avaient pas non plus maintes occasions de voir ni beaucoup d’intérêt à connaître la vallée du Jourdain, sans parler de la jungle du Jourdain dont les terreurs avaient probablement été amplifiées lors de leur narration. … La connexion entre les parties d’Israël séparées par la vallée du Jourdain est devenue fragile.

Les difficultés pour traverser la rivière et le rift ont stimulé les routes commerciales nord-sud et les déplacements sur chacune des deux rives. Frontière ou non, la vallée a toujours présenté une formidable frontière militaire et la possession des quelques endroits où le fleuve pouvait être traversé à gué constituait un grand atout stratégique. La faible population du côté oriental limitait également les échanges entre les deux côtés du fleuve. Sur le plan agricole, la rive orientale n’a jamais été développée comme l’ont été les terres de la rive occidentale, en partie à cause du sol de qualité inférieure et des précipitations moindres au-dessus de la vallée, en partie parce que la vallée constituait principalement un marécage paludéen.

Le Jourdain en 1938

Le fleuve dessinait assez précisément la limite entre le désert et les terres ensemencées, entre les terres agricoles et les pâturages. Déjà aux temps bibliques, le côté oriental constituait un arrière-pays où ceux qui étaient poursuivis pouvaient fuir et disparaître comme le fit David après la révolte d’Absalom. La rareté des contacts entre les deux rives engendra des différences d’identité persistantes. Au début de ce [XXe] siècle, deux voyageurs américains William Libbey et Franklin E. Hoskins, allèrent jusqu’à observer que le fleuve rendait les habitants de chacune des deux rives « étrangers ou ennemis les uns pour les autres ».

Kinglake constatait que le Jourdain « est une frontière entre les personnes vivant sous les toits et les tribus vivant sous les tentes et qui errent de l’autre côté ». Lynch a décrit « les villages en ruines, d’où les paisibles fellahs [paysans] avaient été chassés par le voleur prédateur ». Tristam n’a vu qu’un seul village habité le long de la rive orientale du Jourdain et a déclaré qu’« aucun gouvernement n’est désormais reconnu du côté oriental ».

Au cours des 150 années qui suivirent, les deux rives se développèrent de manières toujours plus distinctes, la région occidentale bénéficiant d’un pouvoir centralisé, d’une économie beaucoup plus avancée et d’une culture urbaine cosmopolite. Le fleuve et la faille se muèrent ainsi en barrière psychologique, séparant une Transjordanie insignifiante d’une Palestine d’intérêt planétaire.

Au moment de sa délimitation en 1921, la Transjordanie manquait d’eau, de richesse et de population. Le pays ne comptait qu’un seul port isolé et peu développé, une mince bande de terre fertile et une population de moins de 250.000 habitants dont près de la moitié était nomade. Les routes manquaient cruellement. Tristam constatait que « toute la cartographie de la Palestine transjordanienne n’est qu’une simple conjecture et égare le voyageur au lieu de le guider ». Pas étonnant que le passage du Jourdain vers la rive ouest donnât l’impression de « retourner à la civilisation et de rentrer chez soi comme jamais depuis que nous avons quitté l’Angleterre ». Près d’un siècle plus tard, les choses ne s’étaient guère améliorées comme l’expliquait Ladislas Farago en 1936 : « Désormais tout semblait ordonné sur la rive palestinienne du pont Allenby. Mais à peine avions-nous fait trois cents mètres de l’autre côté du pont que la Palestine moderne s’était soudainement arrêtée et que – cahin-caha – nous roulions sur une route naturelle primitive. … J’ai compris désormais pourquoi Sir Arthur Wauchope [le haut-commissaire de Palestine] se rend toujours à Amman en avion. »

Plus important encore, la Transjordanie ne possédait ni grandes villes, ni siège historique du pouvoir. En 1881, Laurence Oliphant écrivait qu’Ajlun « était la plus grande agglomération et le village le mieux bâti que nous ayons vu à l’est du Jourdain, encore que cela soit très modeste puisque la population ne dépassait probablement pas cinq cents habitants ». En 1924, madame Steuart Erskine considérait encore la capitale d’Abdallah, Amman, comme un « village à la traîne », et de l’avis de tous, c’était une petite ville sale et sordide.

La rareté des villes traduisait un faible degré de civilisation. La Transjordanie manquait de mosquées monumentales et d’associations islamiques importantes. Les imprimeries, les bibliothèques et les établissements d’enseignement supérieur étaient absents, de même que les infrastructures médicales. Jusqu’en 1927, le pays était dépourvu de timbres-poste propres, un manque qui toutefois importait peu puisqu’il n’y avait pas de service postal à proprement parler. Le commerce et l’industrie faisaient défaut. D’après les estimations de l’historien Suleiman Mousa, le taux d’alphabétisation y était d’environ 1% à la fin du XIXe siècle. On pourrait continuer, comme le fait James Morris, la liste des carences de la Transjordanie :

Le pays ne produisait pas grand-chose et ne fabriquait absolument rien. Il n’avait aucune viabilité économique ni aucune pertinence géographique. Sa ville principale était l’insignifiante Amman. Ses lieux les plus célèbres (Jerash, Petra, Kerak) étaient tous en ruines. Ses forêts avaient disparu dans les chantiers du chemin de fer du Hedjaz, pour servir de carburant ou de traverses de voies ferrées. Il n’y avait pratiquement pas de routes. On ne comptait qu’une seule ligne de chemin de fer, pratiquement pas d’écoles, pas de police et pas de véritable raison d’être.

Le pays pouvait plutôt s’enorgueillir de montagnes arides en abondance et d’un désert sans fin.

Jusqu’à tout récemment, la rive orientale constituait un arrière-pays abandonné et sans identité propre. C’était moins une partie de la Palestine que son parent pauvre.

Certes, l’économie et la société jordaniennes se sont développées par la suite. Amman, qui est à présent une ville capitale bien établie, représente une grande zone métropolitaine regorgeant de banques, de sociétés multinationales et d’une infrastructure moderne. Des universités ont vu le jour, la population du pays a considérablement augmenté et la vie nomade disparaît rapidement. Le roi Hussein a acquis une stature internationale et la Jordanie est même devenue un intermédiaire régional dans l’ombre de la guerre Irak-Iran et de la division entre la Syrie et l’Irak.

Toutefois malgré cela, la Jordanie demeure une entité politique faible, quelque peu artificielle et précaire qui n’a jamais complètement surmonté ses lacunes géographiques. Le pays continue à souffrir de l’extrême pauvreté de ses ressources culturelles alors qu’il suffirait d’une seule cité historique pour lui donner un poids politique beaucoup plus important. Depuis l’époque nabatéenne, rien d’important ne s’est produit du côté oriental du fleuve. En Jordanie, les sites créés par l’homme les plus impressionnants sont, aujourd’hui encore, les ruines de Petra qui datent du deuxième siècle avant notre ère.

Il est vrai qu’au début de ce [XXe] siècle, la Palestine n’était pas non plus un centre industriel ou militaire international mais le pays était plus avancé et bénéficiait du statut d’Eretz Yisrael et de Terra Sancta – cette bande de territoire que des centaines de millions de juifs et de chrétiens regardent comme le centre géographique de leur monde spirituel. Les musulmans aussi le considèrent comme un endroit exceptionnel car Jérusalem est l’un des lieux les plus saints de leur religion. Autant de dimensions religieuses qui confèrent à la région un caractère unique.

Les deux rives diffèrent maintenant plus que jamais étant donné le décollage de la Palestine au XXe siècle. Grâce aux sionistes, qui ont apporté le savoir, les institutions et le commerce européens, la Palestine s’est de plus en plus démarquée des régions environnantes. Elle s’est couverte de forêts et est devenue productive comme jamais depuis des siècles. Le pays s’est connecté à la culture occidentale ainsi qu’à la politique intérieure britannique et américaine. Sur le plan défensif, la force militaire juive est devenue l’une des meilleures au monde.

Plus important encore, les sionistes ont développé une vision claire et convaincante de l’avenir de la Palestine en tant que foyer juif. Et lorsque certains désirent fortement un objet, il n’est pas étrange que d’autres en viennent également à lui donner un plus grand prix. L’intensité du nationalisme juif et les changements sur le terrain ont suscité une réponse analogue du côté arabe – à savoir l’apparition, presque du jour au lendemain, du nationalisme palestinien. En fin de compte, ce sentiment trouve son origine dans le sionisme : sans les aspirations juives, les Arabes auraient sans doute continué encore longtemps à considérer la Palestine comme la province d’une entité plus vaste, soit la Grande Syrie, soit la Nation arabe. S’il n’y avait pas eu un autre peuple pour considérer la Palestine comme son foyer national, l’attitude des Arabes envers la région aurait été semblable à leur indifférence envers la Jordanie – une indifférence qui s’est lentement estompée au fil des nombreux efforts déployés durant des années par le gouvernement d’Amman.

Même si dans un passé lointain les rives orientale et occidentale n’étaient pas différentes l’une de l’autre, ce n’était plus le cas à la veille de la Première Guerre mondiale et ce n’est certainement plus le cas aujourd’hui.

IV. Prétentions mutuelles en Palestine et en Jordanie

La quatrième proposition de la thèse concerne l’affirmation arabe selon laquelle la Palestine et la Jordanie sont une seule région. Cette assertion remonte à 1921 et garde aujourd’hui encore une grande résonance politique.

L’Organisation de Libération de la Palestine (OLP) a souvent déclaré que la Jordanie faisait partie de la Palestine et l’a parfois revendiquée officiellement. La huitième conférence du Conseil national palestinien (CNP), réunie en février-mars 1971, a décidé que « ce qui lie la Jordanie à la Palestine est un lien national et une unité nationale formés, depuis des temps immémoriaux, par l’histoire et la culture. L’établissement de deux entités politiques, l’une en Transjordanie et l’autre en Palestine, est illégal. » Le projet de programme de la dixième conférence du CNP (en avril 1972) était encore plus direct : « Le besoin de lutter pour le renversement du régime d’agents en Jordanie, qui constitue la ligne de défense majeure pour l’État sioniste ainsi qu’un lien organique avec Israël, est devenu aussi urgent que le besoin de lutter contre l’occupation sioniste. » Le fait que les Palestiniens représentent 60 % de la population de la rive orientale et y jouent un rôle majeur dans tous les aspects de la vie « implique que les deux peuples soient réunis dans un front de libération nationale jordano-palestinien ».

Des porte-parole ont émis, à titre individuel, des revendications encore plus précises. Le premier chef de l’OLP, Ahmed Choukairy, a soutenu que l’annexion de la Cisjordanie par la Jordanie en 1950 était en fait une annexion de la rive orientale à la Palestine. Pour lui, la Palestine « s’étendait de la mer Méditerranée à l’ouest jusqu’au désert syro-irakien ». En 1966, un représentant de l’OLP au Liban a déclaré que la Jordanie « faisait partie intégrante de la Palestine, exactement comme Israël ».

Les Jordaniens aussi mettent en avant le lien entre les deux régions. Les deux principaux dirigeants jordaniens, Abdallah (qui a régné de 1921 à 1951) et Hussein (depuis 1953), se sont exprimés sans détour sur cette question. Dès 1926, Abdallah affirmait que « la Palestine constitue une unité. La division entre la Palestine et la Transjordanie est artificielle et dispendieuse », une opinion qu’il a réitérée à plusieurs reprises par la suite.

La fondation d’Israël en 1948 n’a guère affecté les revendications hachémites sur la Palestine. En août 1959, le Premier ministre jordanien a déclaré : « Nous, ici en Jordanie, sous le commandement de notre grand roi [Hussein], sommes le gouvernement de Palestine, l’armée de Palestine et nous sommes les réfugiés. » En 1965, le roi lui-même a déclaré que « les deux peuples ont fusionné. La Palestine est devenue la Jordanie et la Jordanie la Palestine. » Il a également déclaré que « ces organisations qui cherchent à différencier les Palestiniens des Jordaniens sont des traîtres qui aident le sionisme dans son objectif de diviser le camp arabe… Nous n’avons qu’une seule armée, une seule organisation politique et un seul système de recrutement populaire dans ce pays. »

La perte de la Cisjordanie en 1967 n’a pratiquement rien changé aux revendications jordaniennes. En 1975, le Premier ministre Zayd ar-Rifa’i a déclaré à un intervieweur :

La Jordanie est la Palestine. Elles n’ont jamais été gouvernées comme deux États distincts, excepté durant le mandat britannique. Avant 1918, les deux rives du Jourdain formaient un seul État. Lorsqu’elles sont redevenues un seul État après 1948, il était question de bâtir sur l’unité antérieure. Leurs familles ne font qu’un, tout comme leur prospérité, leurs attaches et leur culture.

En 1981, le roi Hussein a de nouveau affirmé que « la Jordanie est la Palestine et la Palestine est la Jordanie ».

Après la rupture, en février 1986, des négociations diplomatiques entre la Jordanie et l’OLP, le roi a annoncé qu’il parlait « comme quelqu’un qui se sent palestinien ». Peu de temps après, ‘Akif al-Fayiz, président du Parlement jordanien, a déclaré que « la Jordanie ne fait pas de distinction parmi son peuple entre les rives orientale et occidentale. Notre peuple est un et notre famille est une. Nous espérons ardemment ce jour où la famille unique reprendra son rôle historique. » Plus tard en 1986, Anwar al-Khatib, ancien maire jordanien de Jérusalem-Est, s’est fait l’écho de tels sentiments : « La Palestine, la Jordanie et la Syrie constituaient une seule famille jusqu’en 1918 et l’occupation britannique et française nous divise par des frontières. Nous ne faisons pas de différence entre nos peuples, qu’ils vivent en Jordanie, en Syrie ou en Palestine. » On pourrait citer à l’infini les exemples d’un tel discours tant ils sont nombreux et banals.

Pour les partisans de la thèse « Jordanie = Palestine », de telles prétentions suggèrent un consensus arabe sur la similitude entre Palestine et Jordanie. Or, cette interprétation dénature le caractère réel de ces propos qui sont non pas des analyses désintéressées mais bien des stratagèmes de propagande et des déclarations d’intention hostile. Au minimum, ils établissent des positions diplomatiques sur la scène interarabe. Au maximum, ils revendiquent le droit d’étendre et de gouverner d’autres régions : l’OLP espère revendiquer un territoire qu’elle ne contrôle pas et Amman cherche à protéger les territoires qu’elle contrôle ou qu’elle espère contrôler un jour à nouveau (la Cisjordanie).

Les Palestiniens jettent parfois un regard avide vers l’arrière-pays, ce qui permet d’expliquer en partie la guerre de 1970 entre la Jordanie et l’OLP. Leurs revendications périodiques sur le royaume de Hussein reflètent également leur intention de renverser les Hachémites vus comme des agents de la conquête de la Palestine. De leur côté, les Jordaniens jettent fréquemment des regards envieux sur le littoral. Abdallah a passé de longues années à comploter pour établir une présence en Cisjordanie et son petit-fils Hussein, quoique plus subtil et moins ardent, a également consacré de nombreux efforts à cette fin.

Chaque fois qu’il déclarait que « la Jordanie est la Palestine et la Palestine est la Jordanie », Hussein poursuivait au moins trois objectifs. Premièrement, comme l’observe Asher Susser, il affirmait à sa manière que « la Jordanie mérite de jouer un rôle central et décisif dans la détermination du destin politique des Palestiniens ». Deuxièmement, les réflexions du roi visaient les Palestiniens sous occupation israélienne, où la bataille hachémite-OLP pour les faveurs palestiniennes est la plus acharnée. Troisièmement, les déclarations du souverain hachémite doivent être considérées à la lumière des efforts d’intégration et de prise en charge des Palestiniens de la rive orientale. Les nombreux Palestiniens de la rive orientale, qu’on estime entre 40 et 70 % de la population totale, ont contraint le roi à manifester son attachement à la question palestinienne. Ces considérations expliquent pourquoi pendant 40 ans, Amman a adopté de façon toute rhétorique les aspirations palestiniennes.

La rupture spectaculaire mais encore partielle entre le roi et la Palestine en juillet [1988] laisse penser qu’il s’inquiète désormais moins de la stabilité interne que des dangers créés par l’imbroglio cisjordanien. De plus, le fait pour la Jordanie d’avoir récemment renoncé à revendiquer sa souveraineté sur la Cisjordanie représente un moyen tactique qui rappelle des déclarations similaires au cours de la période 1974-75. Hussein dit qu’il s’en remet à l’OLP. En réalité, il espère diviser et détruire pour revenir ensuite. La nature du conflit qui l’oppose à l’OLP demeure inchangée.

Ceux qui soutiennent que la Jordanie est la Palestine, n’ont pas tardé à mettre la sincérité de Hussein en doute afin de préserver leur thèse. Aussi correcte qu’elle soit à propos de Hussein, la thèse générale demeure invalide car elle exploite en les sortant de leur contexte les citations selon lesquelles la Palestine serait égale à la Jordanie. Ce n’est pas parce que les dirigeants arabes l’ont dit par moments que cela est vrai.

Inviter l’OLP à s’installer à Amman ?

Et si, selon la logique de la thèse « Jordanie = Palestine », Israël facilitait le renversement du roi Hussein par l’OLP et encourageait Yasser Arafat à prendre le pouvoir à Amman ? Ce scénario n’est pas complètement fantaisiste étant donné que plusieurs dirigeants israéliens disent voir ça d’un bon œil. Lorsqu’il était ministre de l’Intérieur, Ariel Sharon prenait des mesures visant à encourager les Arabes de Cisjordanie et de Gaza à traverser le fleuve (En effet, après la fuite de 200.000 Arabes lors des ravages de la guerre de juin 1967, au moins 350.000 autres ont fait la traversée depuis septembre 1967). Son objectif ultérieur est de faire pencher la balance ethnographique sur la rive orientale et de provoquer ainsi la chute des Hachémites. Même des analystes américains aussi perspicaces que Charles Krauthammer, ont vu la prise du pouvoir à Amman par l’OLP comme une éventualité positive pour Israël.

Les Israéliens agissent ainsi pour trois raisons. À propos des Palestiniens, certains disent qu’en raison de leur poids si important au sein de la population jordanienne, de leur dynamisme beaucoup plus grand et de l’impossibilité pour eux de se considérer un jour comme des Jordaniens, ils finiront par prendre le contrôle du pays. L’effort hachémite de jordanisation à l’œuvre depuis 40 ans doit échouer. Dans les faits, la Jordanie est déjà un État palestinien. En réponse, il convient de noter que c’est sérieusement méconnaître l’habileté, la composition et l’esprit de l’armée jordanienne. Une prise de contrôle de la Jordanie par les Palestiniens est loin d’être inévitable. De plus, les résultats de plusieurs gouvernements minoritaires au Moyen-Orient (Syrie et Irak notamment) suggèrent que les Hachémites peuvent se maintenir encore longtemps. Et même si la domination palestinienne devait être inévitable, pourquoi accélérer le processus ? Pourquoi aider à supprimer un régime tolérable au profit d’un autre qui sera presque à coup sûr d’une hostilité implacable ?

Deuxièmement, la thèse « Jordanie = Palestine » touche subtilement au problème le plus fondamental d’Israël, celui d’une population arabe en plein essor. Les Israéliens juifs sont face à un choix déplaisant : dans le cas où il conserve les territoires occupés, Israël doit soit préserver le caractère juif de l’État en sacrifiant sa démocratie, soit l’inverse. En envisageant l’éventualité d’un « transfert » de la population arabe de la Palestine « occidentale » vers la partie orientale, la thèse « Jordanie = Palestine » pourrait jouer ici un rôle important car c’est la seule façon pour un Grand Israël de demeurer à la fois juif et démocratique.

Mais toute tentative en faveur de cette solution s’avère malheureuse car le coût probable que cela engendrerait pour Israël serait terriblement élevé. Outre le prix moral non négligeable, cette éventualité pourrait bien anéantir le traité de paix israélo-égyptien, provoquer le divorce d’avec le gouvernement américain et la majeure partie de la diaspora juive, et mettre fin au rapprochement israélo-soviétique (et avec lui l’espoir d’une immigration massive des Juifs soviétiques). L’expulsion des Arabes conduirait probablement à une émigration plus grande encore depuis Israël des personnes instruites et qualifiées dont Israël ne peut précisément pas se permettre de perdre.

Troisièmement, certains considèrent que la sécurité israélienne pourrait tirer profit d’une OLP présente à Amman et soutiennent qu’après avoir remplacé les Hachémites, l’OLP laisserait Israël exister ; qu’une fois qu’Arafat serait confronté aux épreuves de la gestion au quotidien, Israël aurait plus de facilité à gérer l’OLP ; et qu’une fois que les Palestiniens prendraient le contrôle de leur propre État – même situé sur la rive orientale – la pression internationale contre Israël diminuerait. Mais ces spéculations sont probablement toutes erronées. Si l’OLP remplaçait Hussein à Amman, il s’ensuivrait plusieurs conséquences qui sont tout sauf heureuses du point de vue israélien et américain.

Pour commencer, l’OLP n’acceptera jamais la Jordanie comme substitut à la Palestine. Il n’y a rien en ce bas monde de plus certain que ce constat. Alors que les nationalistes palestiniens pensent que la rive orientale leur appartient, leur véritable intérêt est constamment fixé sur la rive occidentale du fleuve, et on ne pourra rien y changer. Salah Khalaf l’a dit sans ambages : « Il n’y a pas d’alternative à la terre palestinienne pour établir notre État indépendant… Nous n’accepterons aucune solution en dehors de la Palestine. » Si les Palestiniens venaient à gouverner la rive orientale, ils ne se reposeraient pas sur leurs lauriers mais utiliseraient ce territoire comme première étape vers la conquête de la Palestine proprement dite, tout comme l’ont fait les Hébreux sous Josué il y a environ 32 siècles, ou comme s’y est essayé le roi Abdallah il y a seulement 40 ans.

Ensuite, de nombreux Palestiniens vivant sur la rive orientale mènent une existence politique schizophrénique car le nationalisme palestinien l’emporte toujours sur le sentiment national jordanien. Une prise de contrôle par l’OLP les galvaniserait pour livrer bataille contre Israël. Nombre de ceux qui aujourd’hui se contentent du breuvage plutôt doux dont le roi les abreuve seront électrisés par le tonique beaucoup plus fort de l’OLP.

De plus, l’expérience montre que le succès encourage les leaders agressifs à exiger toujours plus. Compte tenu de la longue histoire d’intransigeance et de maximalisme des Palestiniens, il est raisonnable de penser que cette règle s’appliquera rigoureusement à leurs dirigeants. D’Amin al-Husseini à Ahmed Choukayri en passant par Yasser Arafat et les mystérieux responsables des émeutes de Cisjordanie de ces derniers mois, les dirigeants nationalistes palestiniens ont, à chaque occasion critique, succombé à la tentation extrémiste. La prise de pouvoir à Amman ne ferait que confirmer l’utilité d’une OLP intransigeante et renforcer ses éléments les plus virulents. Avec le scalp des Hachémites à leur actif, les dirigeants de l’OLP régresseraient vers les politiques d’il y a vingt ans et entretiendraient à nouveau sérieusement l’espoir qu’ils pourraient vraiment détruire Israël. Le prix qu’Israël a payé pour sa vigilance toutes ces années et la patience qu’il a investie dans la modération arabe, seront anéantis si une nouvelle vague de romantisme s’empare des Palestiniens et les incite à intensifier leurs exigences.

Le pouvoir souverain permettrait également à l’OLP de poser, pour la première fois de son histoire, un sérieux défi militaire à Israël. Nouvellement centré à Amman, l’époque où la direction de l’OLP était divisée entre Tunis et Bagdad serait révolue. Une fois que l’OLP partagerait une frontière longue et poreuse avec Israël, ses efforts pathétiques pour monter des opérations contre Israël depuis le Soudan appartiendraient également au passé. L’OLP n’aurait pas non plus à affronter la redoutable armée israélienne avec à peine plus que des armes légères. L’économie et la société jordaniennes seraient à coup sûr mobilisées, à la manière soviétique, pour soutenir un vaste effort militaire, y compris, nous devons désormais l’envisager, avec des missiles balistiques capables de transporter des ogives chimiques. Si Hafez al-Asad a pu transformer les malheureux soldats syriens en une force puissante, l’OLP pourrait sûrement faire encore mieux en Jordanie. Une telle évolution ferait regretter aux Israéliens les jours révolus du terrorisme.

Par ailleurs, Israël perdrait le régime arabe qui, depuis trois générations, a constamment fait le plus pour satisfaire ses intérêts. Les deux principaux monarques jordaniens, Abdallah et Hussein, ont toujours cherché à entretenir des relations convenables avec les sionistes et ont travaillé pendant de nombreuses années avec Israël dans des projets d’intérêt mutuel. Symbole des besoins conjoints des deux États, leurs dirigeants se sont rencontrés une vingtaine de fois depuis novembre 1947 et la rencontre entre le roi Abdallah et Golda Meir. L’alliance tacite qui a géré les affaires de Cisjordanie après 1967 comprenait des accords allant, selon les termes d’un officiel israélien, « des problèmes anti-moustiques aux problèmes anti-terroristes », et a couvert des sujets tels que la réglementation des devises, la distribution d’eau et la formation des médecins. Il serait complètement insensé que le gouvernement israélien aide à détruire un voisin raisonnable et de bonne complexion au profit d’un groupe qui ne s’est jamais départi de son intransigeance et de son extrémisme.

Israël et la Jordanie ont d’importants intérêts en commun étant donné que le nationalisme radical des Palestiniens constitue pour l’un et l’autre une menace existentielle. À l’instar d’Israël, les Hachémites tirent profit de tout ce qui peut réduire l’intensité du conflit israélo-arabe. Ainsi, quels que soient les problèmes causés par l’OLP à Israël, la solution ne réside pas dans le sacrifice de la monarchie jordanienne. Le roi Hussein a besoin d’être protégé contre son principal prédateur et non de lui être donné en pâture.

Enfin, un changement de régime à Amman porterait gravement atteinte aux intérêts américains. La Jordanie constitue un avant-poste relativement pro-américain qui ne devrait pas être abandonné au profit d’un tour de passe-passe destiné à résoudre le conflit israélo-arabe. Une Jordanie dominée par l’OLP nuirait à la position américaine au Moyen-Orient en même temps qu’elle renforcerait la position soviétique. Les États-Unis ne comptent pas tellement d’amis dans la région. Ils ne peuvent dès lors pas se permettre d’en éliminer un de cette façon. Si la Jordanie tombait aux mains de l’OLP, quelle confiance les amis restants de l’Amérique dans le monde arabe pourraient-ils avoir dans la volonté et la sagesse des États-Unis ?

Et même si les Hachémites ne tombent pas, la thèse « Jordanie = Palestine » aura un impact négatif. Selon le ministre de la Défense Yitzhak Rabin, le rapprochement entre la Jordanie et l’Irak qui s’est produit dans les années 1980 (et dont le point d’orgue a été le soutien du roi Hussein à la position de Saddam Hussein sur le Koweït) « découle de la crainte d’Amman face aux déclarations des milieux politiques israéliens. Les Jordaniens craignent qu’Israël emploie la force pour mettre en œuvre l’idée que la Jordanie est l’État palestinien. » Si cela est même partiellement vrai, cela indique le prix qu’Israël paie pour la rhétorique « Jordanie = Palestine ».

L’idée « Jordanie = Palestine » est non seulement historiquement erronée, juridiquement superficielle, géographiquement inepte et politiquement digne de Procrustre mais sa mise en œuvre serait extrêmement dangereuse. L’adhésion à cette idée de personnes véritablement soucieuses de la sécurité d’Israël et qui aspirent à rendre le conflit moins insoluble en élargissant la portée territoriale de sa solution, ne réduit pas le danger qu’elle représente. Les véritables dimensions de cette idée folle « Jordanie = Palestine » commencent à apparaître lorsque l’on combine le spectre d’un Israël isolé, divisé intérieurement et affaibli avec une Palestine radicale soutenue par les Soviétiques sur la rive orientale. C’est à cette situation que mène la Thèse « Jordanie = Palestine », une direction qu’Israël ne devrait pas emprunter.

Un moment délicat

Il est particulièrement difficile pour les Israéliens de ne pas disposer actuellement de l’option « Jordanie = Palestine » – alors précisément que les alternatives pour la gestion de la Cisjordanie et de la bande de Gaza font également défaut. Le plan d’autonomie envisagé à Camp David a été rendu obsolète par le soulèvement arabe [de 1987]. Rejetée par le roi Hussein en personne, l’option jordanienne (qui prévoit le retour de la Jordanie à la Cisjordanie) est morte.

Avec la disparition de ces solutions plus heureuses, Israël n’a apparemment plus le choix qu’entre deux options ardues et terribles : soit annexer la Cisjordanie et Gaza, soit les céder à l’OLP. Et chacune d’elle est pire qu’il n’y paraît à première vue : alors que l’annexion conduit soit à une crise démographique en Israël, soit à un transfert forcé de population, l’octroi de pouvoirs à l’OLP signifie l’intronisation d’un État largement hostile aux frontières d’Israël. Alors que la première option signifierait un désastre pour la société israélienne, la seconde constituerait pour Israël une menace extérieure complètement inédite. Naturellement, la majorité des Israéliens considère ces deux options comme inacceptables.

Il en résulte une impasse qui frustre de plus en plus ceux – particulièrement les Juifs américains et les agents du Service extérieur – qui pensent qu’Israël doit réagir. Mais le faut-il vraiment ? Aussi insatisfaisantes qu’elles soient, les statistiques sont peut-être les meilleures que l’on détienne actuellement. L’action pour elle-même ne sert à rien. Le mieux est peut-être de se tenir sur ses gardes et de voir ce que donnera cette lutte explosive. De plus, il faut encore que le statu quo ne prenne pas place dans un vide politique. Il est désormais temps de réaffirmer certains principes fondamentaux. La recherche d’un interlocuteur arabe qui a commencé il y a plus de vingt ans, lorsque Moshe Dayan annonçait qu’il attendait un appel téléphonique, doit se poursuivre. Des appels sont finalement venus d’Égypte et du Liban, et même de Jordanie mais jamais des Palestiniens. Dans l’attente de cet appel, les Israéliens doivent rester vigilants contre ceux qui voudraient détruire leur État. En outre, ils doivent soutenir les efforts déployés parallèlement par la monarchie jordanienne pour repousser les extrémistes.

Ceux qui aspirent à une solution devraient plaider pour un changement de cap de la part des Palestiniens et non des Israéliens. À moins que cela ne se produise, il n’y a aucune perspective d’amélioration par rapport à la situation malheureuse actuelle. Aussi sombres que paraissent les perspectives d’un règlement, une action précipitée serait pire encore.

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