Les déchirures politique, sociale et culturelle qui ont surgi en Israël à propos de la réforme de la Cour Suprême sont généralement interprétées en Europe selon les termes imposés par la gauche, à savoir une tentative de coup d’Etat juridique mené par l’extrême droite. Le petit livre intitulé « Quelle Démocratie pour Israël : Gouvernement du peuple ou gouvernement des juges ?* » (Editions l’Eléphant) que vient de publier Pierre Lurçat, essayiste et traducteur, éclaire de manière simple et savante le double aspect de cette crise politique.
- Le premier aspect, spécifiquement israélien, démontre clairement que la gauche tente aujourd’hui, par une occupation massive des rues, de protéger le pouvoir politique qu’elle a conquis il y a trente ans, par un usage abusif du droit.
- Le second aspect de cette crise à priori spécifiquement israélienne illustre et recoupe les contradictions qui tordent les sociétés occidentales comme le divorce entre les élites et le peuple, l’irruption du judiciaire dans le politique, le conflit entre les « valeurs morales universalistes » et les droits du peuple ou de la nation.
Concernant l’aspect proprement israélien de la crise judiciaire, Pierre Lurçat balaye en quelques pages les slogans de la gauche israélienne qui manifeste aujourd’hui massivement au nom de la « défense la démocratie » contre le « coup d’Etat ».
En réalité explique-t-il, le coup d’Etat a bien eu lieu, mais il est vieux de trente ans et c’est la gauche qui l’a mené. La réforme judiciaire que promeut la droite a pour but d’en corriger les effets.
Au début des années 1990, un homme seul, charismatique, le juge Aharon Barak, président de la Cour Suprême, a embarqué l’appareil judiciaire israélien dans une « révolution constitutionnelle » (le terme est de lui) qui a progressivement rogné le pouvoir des élus et a transformé les magistrats non élus de la Cour Suprême en acteurs politiques de premier plan. En catimini, progressivement, sur la base de deux lois votées la nuit par des députés qui n’y ont pas vu malice, la Cour Suprême a progressivement institué l’idée qu’elle était en droit d’intervenir dans tous les champs de la vie politique. Ces deux lois fondamentales portaient l’une sur « la dignité humaine » et l’autre sur la « liberté professionnelle ». Aujourd’hui résume Lurçat, « ceux-ci (les juges de la Cour Suprême) se sont octroyé des pouvoirs exorbitants que nulle loi ne leur a jamais confié, et une compétence sans limite qui leur permet désormais d’annuler des lois, de donner aux contrats un sens que leurs signataires n’avaient jamais prévu, d’intervenir dans les décisions du chef d’état-major et d’annuler toute nomination à un poste public ».
Empêcher ces juges inamovibles de brider la volonté du peuple qui vote est l’enjeu proprement israélien de la réforme judiciaire du gouvernement Netanyahou. Mais, par bien des aspects, cette bagarre politique illustre aussi un conflit entre l’universel et le national propre aux sociétés occidentales.
En Israël, la gauche et la droite conviennent (en aparté pour la gauche) qu’il faut réduire le champ d’intervention de la Cour Suprême. Mais la gauche israélienne, au nom de ses « valeurs » interdit à la droite de mener la réforme et l’accuse de complot contre la « démocratie ». En fait, deux définitions de la démocratie s’affrontent aujourd’hui.
Depuis trente ans, en Israël comme en Occident, la gauche tente d’imposer l’idée que la démocratie ne peut se réduire au jeu mécanique de la majorité qui a le droit d’imposer sa loi à la minorité.
Partout, la gauche a cherché à imposer l’idée que la démocratie est d’abord et avant tout un système de « valeurs ». « Une démocratie de la majorité seule qui ne s’accompagne pas d’une démocratie des valeurs n’est qu’une démocratie formelle et statistique. La vraie démocratie limite le pouvoir de la majorité afin de protéger les valeurs de la société » écrivait lui-même le juge Baarak. Quand la droite est majoritaire en voix, la gauche lui rétorque que son pouvoir est illégitime parce qu’elle n’est pas représentative de la « démocratie des valeurs ».
C’est cet aspect du conflit judiciaire israélien, celui des « valeurs », qui devrait attirer l’attention du lecteur français sur le court essai de Pierre Lurçat.
En Israël comme en Europe et aux Etats Unis, les « valeurs universelles » sont entrées en conflit avec la démocratie formelle.
Les femmes, les noirs, les musulmans, les migrants, les LGBT… ne se contentent pas d’être des citoyens comme les autres qui votent, travaillent et prient librement comme ils le souhaitent. Ils se posent en victimes et réclament des droits spécifiques qui apparaissent aujourd’hui comme « la quintessence de la démocratie, bien plus que les élections libres et démocratiques et leur résultat… (surtout quand ce résultat est contraire à leurs opinions politiques) » pointe avec justesse Pierre Lurçat.
C’est ce sentiment d’incarner des « valeurs universelles » qui fait descendre dans la rue des centaines de milliers de citoyens de gauche en Israel au nom de la « demokratia ».
C’est cet universalisme qui pousse des militaires à refuser de servir, des hommes d’affaires à exporter leurs capitaux hors d’Israël, et des citoyens lambda à penser qu’ils seront beaucoup plus heureux au Portugal ou aux Etats Unis qu’en Israël.
La gauche israélienne utilise l’universalisme des « valeurs » pour se rapprocher de la gauche européenne et américaine et pour prolonger en Israël, l’assaut que la gauche occidentale mène depuis plusieurs décennies, contre son héritage culturel, contre ses traditions, son héritage religieux chrétien, ses lois, sa morale pour les remplacer par des principes soi-disant universels destinés à réaliser la fraternité humaine. Les laïcs de gauche israéliens sont prêts à mettre Israël à genoux pour ressembler le plus possible à cet Occident qui n’en finit plus de s’effondrer sous les coups de tous les types de particularismes.
© Yves Mamou
Pierre Lurçat, « Quelle Démocratie pour Israël : Gouvernement du peuple ou gouvernement des juges ?* », Editions L’éléphant, 126 pages.