Voici une interview de Pierre Lurçat, qui nous fait découvrir dans son dernier ouvrage la pensée de Jabotinsky sur le rapport entre le judaïsme et l’Etat.
Pour ce faire Pierre Lurçat a traduit ses textes : Questions autour de la tradition juive*, et Etat et religion. Pierre Lurçat a fait précéder sa traduction d’une importante préface Etat et religion dans la pensée du Rosh Betar*, préface bien nécessaire pour aborder la pensée complexe de Vladimir Zeev Jabotinsky, qui fut une figure des plus marquante du sionisme et que très peu connaissent réellement.
Hanna :
Pierre Lurçat, pourriez-vous tout d’abord vous présenter et nous dire comment en êtes-vous venu à vous intéresser à la pensée de Jabotinsky ?
Pierre Lurçat :
Je vis depuis 1994 à Jérusalem, où ma mère était née en 1928. Mes grands-parents venaient de Cracovie et de Bialystok, et mon grand-père a fait partie du Gdoud ha-Avoda et des Chomrim. Mon histoire familiale me prédisposait donc à monter en Israël. De plus, j’ai milité au Tagar, mouvement sioniste étudiant jabotinskien, pendant plusieurs années avant mon alyah. Mais je n’ai vraiment découvert la pensée de Jabotinsky que bien plus tard, à l’occasion d’une conférence donnée par son petit-fils à Jérusalem.
C’est alors que j’ai entamé la traduction de son autobiographie. Plus tard, j’ai découvert ses écrits et entrepris leur traduction, dans le cadre de la Bibliothèque sioniste que j’ai fondée l’an dernier, dans le but de mettre à la disposition du public francophone les grands textes des principaux théoriciens et dirigeants sionistes. J’ai déjà publié deux recueils de textes de Jabotinsky, consacrés à sa pensée sociale et à ses conceptions en matière de religion.
Hanna :
Pourriez-vous nous décrire les principales étapes de la vie de Jabotinsky?
Pierre Lurçat :
Enfant terrible du sionisme russe, il a – un peu comme Theodor Herzl – renoncé à une carrière littéraire pour se consacrer entièrement à la cause juive découverte à l’occasion des pogromes de Kichinev. Plus tard, à l’orée de la Première Guerre mondiale, il a eu l’intuition géniale qu’il fallait que le mouvement sioniste – et à travers lui, le peuple Juif – prenne une part active à la guerre, et qu’il devait s’allier aux Puissances alliées (Grande-Bretagne et Russie) et non pas aux Empires centraux.
C’est ainsi qu’il a été amené à créer la Légion juive, première force armée se battant sous un drapeau juif depuis l’époque des Makabim. Le corps des Muletiers de Sion puis les bataillons juifs (Gdoudim ha-Ivriim) qui se sont battus à Gallipoli et en Eretz Israël (campagne à laquelle Jabotinsky a lui-même participé en tant que lieutenant) ont joué un rôle important dans l’obtention de la Déclaration Balfour.
Plus tard, Jabotinsky a fondé le Betar, mouvement de jeunesse et incarnation de son idéal du “Nouveau Juif”, puis le mouvement sioniste révisionniste, qui entendait revenir aux principes fondamentaux du sionisme, qui avaient été selon lui délaissés par l’exécutif sioniste depuis la mort de Herzl. Dans la dernière période de sa vie, “Jabo” a parcouru inlassablement les bourgades juives de Pologne, en exhortant les Juifs à partir avant qu’il ne soit trop tard… Lui-même est décédé à New York, en 1940, à l’âge de 60 ans.
Hanna :
Jabotinsky est né à Odessa, ville ouverte, et non pas dans un shtetl de la zone de résidence où étaient assignés les Juifs. Pensez-vous que le caractère cosmopolite de cette ville a joué dans son approche du sionisme mais aussi peut-être dans sa conception des relations entre le peuple juif et les autres peuples?
Pierre Lurçat :
Effectivement, il a été marqué de manière très durable par l’atmosphère très particulière d’Odessa, comme il le raconte dans son autobiographie et aussi dans son roman Les cinq. Odessa était une ville portuaire, ouverte à toutes sortes d’influences étrangères, et une ville cosmopolite. Jabotinsky a conservé toute sa vie l’amour de sa ville natale, dans laquelle il n’est pas revenu à l’âge adulte, tout comme il a été influencé par sa période italienne, qualifiant l’Italie de “patrie spirituelle”.
A la différence des dirigeants sionistes issus de la “Zone de résidence” et du shtetl, Jabotinsky avait une conception beaucoup plus simple des rapports entre le peuple Juif et les autres nations. C’est ainsi qu’il a pu se lier d’amitié avec des dirigeants anglais, français ou ukrainiens, entretenant des relations d’égal à égal, sans aucun “complexe juif galoutique”…
Hanna :
Dans sa jeunesse, Jabotinsky est influencé par les idées socialistes. Il prône lui aussi une nécessité de la réparation du monde, le tikoun olam. A-t-il été en contact avec Théodore Herzl, lui aussi mû par l’impératif de mettre fin au malheur des Juifs? Bien que ce ne soit pas le sujet de ce livre, pourriez-vous nous dire quelques mots sur ce qu’il appelait la rédemption sociale?
Pierre Lurçat :
Sa brève rencontre avec Herzl, lors du 6e Congrès sioniste, a plutôt été une rencontre manquée, même s’il reconnaît être tombé en admiration devant le fondateur du mouvement sioniste. Effectivement, il partage avec Herzl l’idée qu’il faut normaliser la condition juive pour mettre fin au “Judennot”, le malheur juif ancestral.
Ses idées sociales et économiques, auxquelles j’ai consacré le premier volume de la Bibliothèque sioniste (La rédemption sociale), sont inspirées de la Bible hébraïque, dont il était un lecteur assidu et qu’il considérait comme le trésor national du peuple Juif et pas seulement comme un texte “religieux”. A l’instar de Herzl ou de Moïse, il avait été frappé par la misère du peuple Juif et son programme sioniste visait non seulement à régénérer le peuple Juif sur le plan national, mais aussi sur le plan économique et social. Dans ses “éléments de philosophie sociale de la Bible hébraïque”, il soutient ainsi l’idée qu’il faut remettre en vigueur le concept biblique du Yovel (Jubilé) afin de réduire les inégalités et de mettre fin à la pauvreté.
Hanna :
Pourriez-vous nous parler de sa rupture avec les idées de Marx et de cet élément spirituel primordial qu’il ajoute aux fameux moyens de production de Marx?
Pierre Lurçat :
A Rome, où il avait étudié le droit dans sa jeunesse, Jabotinsky avait été un temps inspiré par les théories marxistes, dont certains de ses professeurs étaient partisans. Plus tard, il a compris que la doctrine du matérialisme historique comportait une lacune énorme, du fait qu’elle négligeait totalement l’élément spirituel. Comme il l’explique dans son Exposé sur l’histoire d’Israël, “de tous les moyens de production, le premier et le plus important est le mécanisme spirituel”.
Jabotinsky entend par cette expression ce qui donne à chaque peuple sa spécificité, sa “ségoula” pour employer la notion de la Bible. A cet égard, et de manière très caractéristique de sa pensée, “Jabo” ne considère pas le peuple Juif comme étant “supérieur”, puisqu’il affirme que chaque peuple possède sa propre “ségoula”, son propre mécanisme spirituel qui lui donne son caractère unique et qui lui permet de contribuer à la richesse de l’humanité, constituée de peuples multiples et divers. Nous sommes ici très éloignés des utopies actuelles concernant une humanité délivrée des nations…
Hanna :
Pour beaucoup Jabotinsky est assimilé à un fasciste. Sachant qu’un état fasciste est un état dictatorial qui ne laisse aucune place à la liberté humaine, comment Jabotinsky voit-il l’état idéal?
Pierre Lurçat :
Jabotinsky est tout le contraire d’un fasciste ! En effet, comme je l’explique dans le recueil État et religion, son idéal est un “État minimaliste”, qui se contenterait d’offrir à ses citoyens les services et les protections sociales indispensables, tout en laissant à l’individu la liberté maximale. Comme l’explique Jabotinsky : “Au commencement, Dieu a créé l’individu…. La société a été créée pour le bien des individus et non le contraire…” Ceux qui le qualifient de “fasciste” ou de partisan d’un État autoritaire n’ont rien compris à sa pensée, ou ne l’ont tout simplement pas lu.
Hanna :
Dans sa jeunesse, sa compréhension du judaïsme est très claire. Il écrit à l’âge de 25 ans que : l’exil a fait mourir le judaïsme…Le judaïsme a permis de conserver en vie l’identité nationale mais ce trésor caché n’est pas la religion elle-même. Mais dans les années 30, il a complètement changé. Il veut introduire la tradition juive dans la sphère publique. Parlez-nous de ses rapports avec le rav Kook…
Pierre Lurçat :
Effectivement, le changement d’attitude de Jabotinsky envers la religion est étroitement lié à ses rencontres et notamment à l’influence du rabbin Kook, qu’il n’a pas rencontré en personne mais par lequel il a été marqué au moment de l’affaire Stavsky. Quand le rabbin Kook a pris publiquement la défense des trois jeunes militants du Betar – injustement accusés du meurtre de Hayim Arlosoroff – Jabotinsky a compris que le judaïsme était une “force vive”, comme il l’a écrit, et non pas une “momie”. Son admiration pour le rav Kook (qu’il qualifie de “Cohen Gadol”) s’est accompagnée d’une évolution considérable de ses conceptions concernant la religion, que je décris en détail dans le livre État et religion.
Hanna :
Bien que ce ne soit pas le sujet de ce livre, vous écrivez que Jabotinsky s’est montré très lucide sur le sujet crucial des relations avec les Arabes. Il a compris très tôt qu’on ne pourrait parvenir à un règlement qu’en nous montrant inflexibles, mais en prenant aussi au sérieux les revendications et l’identité arabe. Donc, pour ceux qui rêvent encore aux accords d’Oslo, pourriez-vous expliquer en quoi ils furent une erreur tragique ? Et en quoi les accords d’Abraham sont différents ?
Pierre Lurçat :
L’idée fondamentale développée par Jabotinsky, notamment dans son fameux article sur le “Mur de fer”, est que la paix ne pourra venir tant que nos ennemis caresseront l’idée de nous expulser ou de nous anéantir militairement (ou conjointement par des moyens politiques et militaires, comme le souhaitait Arafat à l’époque des accords d’Oslo). Ainsi, le rêve de la paix est conditionné par la capacité d’endurance et de dissuasion d’Israël…
Ce réalisme pessimiste s’accompagne d’un profond respect de Jabotinsky pour l’identité nationale arabe, conforme à sa conception de la nation que nous avons évoquée plus haut. A cet égard, toute notion d’un compromis territorial est illusoire, parce qu’elle méconnaît l’idée essentielle que le peuple Juif est revenu sur sa terre et qu’il n’est pas un intrus en Eretz Israël. J’ajoute que, si la doctrine du “Mur de fer” est souvent considérée comme l’inspiratrice de la doctrine stratégique de Tsahal, les développements actuels et la construction d’un mur autour de Gaza, tout comme le “Dôme d’acier” me semblent éloignés des idées de Jabotinsky, en ce qu’ils sont des mécanismes purement défensifs, qui empêchent Tsahal de reprendre l’offensive. Comme l’avait écrit Jabotinsky, le peuple Juif n’a pas encore atteint le stade du militarisme… Nous sommes encore empreints de la mentalité galoutique et du désir de vivre en paix à tout prix.
Hanna :
Dans son article du 25/6/1937, Jabotinsky écrit que la question essentielle est : de distinguer qu’est ce qui est sacré et qu’est ce qui n’est que l’enveloppe du sacré ?
Pensez-vous que nos sages d’aujourd’hui se préoccupent assez de séparer le sacré de son enveloppe sans craindre le libre exercice de la pensée du chercheur ?
Pierre Lurçat :
C’est une question complexe… Effectivement, Jabotinsky a développé une conception des rapports entre État et religion dans laquelle l’affirmation du caractère juif de l’État dans la sphère publique s’accompagne de la plus grande liberté individuelle dans la sphère privée. La citation à laquelle vous faites référence, qui clôt son article “La tradition religieuse juive” et que j’ai placée en conclusion du recueil État et religion, exprime en quelque sorte le “testament spirituel” de Jabotinsky sur ce sujet.
Il est évidemment demeuré loin de toute orthodoxie religieuse, fidèle à l’esprit libéral “odessite” dans lequel il a grandi, mais cela ne l’empêche nullement d’écrire, dans le même article, que le futur “État idéal, lumière pour les nations” aura trois piliers, sur lesquels seront gravés respectivement la Bible hébraïque, la Michna et le Rambam*… Ceux qui présentent Jabotinsky comme un Juif assimilé, voire comme un ennemi de la religion, n’ont décidément rien compris !
Pour en revenir à votre question, je dirai que le débat public en Israël demeure encore trop focalisé sur de vaines oppositions et simplifications, et que les partisans d’un “État de tous ses citoyens” coupé de ses racines nous empêchent parfois de nous occuper de la tâche essentielle, celle de faire revivre et de développer la Tradition d’Israël, en l’adaptant à la vie nationale.
J’ai lu le livre de Pierre Lurçat d’une traite et puis je l’ai repris doucement car chaque phrase me parlait.
Je vous souhaite une bonne lecture!
- Vladimir Zeev Jabotinsky, Questions autour de la tradition juive*: Suivi de : État et religion dans la pensée du “Rosh Betar »*, traduit de l’hébreu par Pierre Lurçat, La Bibliothèque sioniste 2021
A bientôt,
*Le Rambam: Maimonide