«Souviens-toi d’Amalek !» : l’injonction biblique qui revient comme un leitmotiv dans la prière et dans le calendrier juif peut sembler étonnante à l’oreille du Juif moderne. Faut-il encore répéter que nous avons été, tout au long de notre longue histoire, détestés, haïs et persécutés ? Ne le savons-nous pas depuis l’aube de notre histoire ? Pourquoi répéter et ressasser cette injonction qui ressemble à un rappel cruel et vain d’une réalité à laquelle nous aurions préféré échapper ? Ou peut-être est-ce précisément en raison de notre tendance à chercher par toutes sortes de moyens sophistiqués à oublier cette réalité terrible que la tradition nous enjoint de nous souvenir d’Amalek ?
Réflexions à l’occasion du premier Pourim de l’après 7 octobre.
L’échec colossal à anticiper et à empêcher l’attaque meurtrière du 7 octobre interroge les fondements mêmes du projet sioniste, tout autant qu’il interpelle la conscience juive contemporaine. Cet échec n’est pas seulement, comme certains s’évertuent à le faire croire en Israël et ailleurs, celui de l’armée, du gouvernement et des services de sécurité, même s’ils sont les premiers concernés et mis en cause. En réalité, il s’agit d’un échec qui recouvre de multiples dimensions et qui, contrairement à celui de la surprise de Kippour 1973, va bien au-delà de ses dimensions strictement sécuritaires et militaires.
Il est aussi, comme nous voudrions le montrer dans les lignes qui suivent, un échec conceptuel et philosophique dans la capacité d’Israël et du peuple juif à appréhender le mal. Le mouvement sioniste avait pourtant cru tirer les leçons de notre histoire et de l’hostilité endémique à laquelle nous sommes confrontés depuis les débuts de l’histoire juive. Herzl, le «visionnaire de l’État» (Hozé ha-Medina) avait réfléchi sur l’antisémitisme et imaginé plusieurs «solutions» parfois naïves ou farfelues, avant d’en arriver à l’idée sioniste. Max Nordau s’est lui aussi intéressé de près au phénomène de la haine antijuive. Et Jabotinsky a consacré à ce sujet des nombreux articles qui demeurent souvent très actuels, tout en élaborant la dimension militaire du sionisme, qui était absente de la doctrine de Herzl.
Mais la création de l’État d’Israël a quelque peu relégué au second plan la réflexion sur cette question primordiale, en dépit des guerres incessantes depuis 1948, de la persistance de l’antisémitisme en diaspora, et des formes nouvelles qu’a revêtues la «haine la plus ancienne»… Paradoxalement, la nouvelle réalité de l’existence juive après 1948 a peut-être engendré une illusion dangereuse, qu’on pourrait exprimer ainsi : avec notre souveraineté retrouvée, plus aucun Juif n’est irrémédiablement en danger.
L’État d’Israël est ainsi devenu, aux yeux de millions de Juifs à travers le monde, synonyme d’une «police d’assurance» contre l’antisémitisme. Chaque nouvelle vague de haine antijuive en Europe, en URSS ou, plus récemment, aux Etats-Unis, s’est ainsi traduite par une vague d’émigration vers Israël, pays refuge. Or c’est précisément cette notion d’un Etat refuge qui a largement volé en éclats le 7 octobre, même si la situation des Juifs en dehors d’Israël s’est également dégradée depuis lors. Ainsi, de manière paradoxale, l’événement du 7 octobre et ses suites ont renforcé la vocation d’Israël comme État juif au sens identitaire tout en affaiblissant sa vocation première d’État refuge… (à suivre)
Pierre Lurçat
NB. Mon livre Les mythes fondateurs de l’antisionisme contemporain vient d’être réédité aux éditions B.O.D. et peut désormais être commandé dans toutes les librairies, et sur Amazon.