Mon ami et auteur Tuvia Tenenbom* a rencontré le grand rabbin de Turquie. Judische Allgemeine publie son entretien, où ils parlent de l’antisémitisme, du prophète Mahomet et d’une rencontre très particulière avec Angela Merkel.
« Les bureaux du rabbinat turc se trouvent « temporairement » dans un haut immeuble de bureaux situé dans un quartier chic d’Istanbul. J’y rencontre le Chacham Bashi, le grand rabbin de Turquie, Ishak Haleva. Il porte une tenue de rabbin juif turc multicolore qui lui va si bien qu’on pourrait croire qu’il est né avec. La communauté juive de Turquie existe depuis au moins 500 ans, lorsque les juifs ont fui l’Espagne à cause de l’Inquisition espagnole.
- Parlez-moi de vous, Rabbi Ishak.
Je suis né en Turquie en 1940, j’ai fréquenté l’école juive locale et, à l’âge de 14 ans, je suis parti étudier à Jérusalem à la Porat Yosef Yeshiva.
A l’époque, il y avait encore des rabbins à Jérusalem, et quels rabbins ! Aujourd’hui, il ne s’agit plus que de politique.
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Il y a quelques jours, je me trouvais dans une synagogue ici à Istanbul, lui dis-je, et lorsque je suis parti à la fin de l’office, l’un des participants à l’office m’a vu dehors avec une kippa sur la tête et m’a dit : « Rangez la kippa dans votre poche. Immédiatement ! » Je pouvais voir à quel point il avait peur de ce qui pourrait lui arriver s’il se tenait à côté de moi avec la kippa sur la tête.
- Qu’est-ce que ça signifie ?
C’est une question très intéressante ! Et la réponse est : « ce n’est rien !!! » Nous avons simplement pris l’habitude de ne pas nous faire remarquer.
- Et pourquoi ?
Pourquoi ? C’est très important !
- Et pourquoi ?
Pourquoi ? Tout simplement : parce que. Parce qu’à une époque, les gens ici se moquaient des juifs. Et on nous a dit qu’en dehors de la synagogue, nous ne devions parler que le turc.
- Et pourquoi ?
Oy, oy ! Je me souviens d’un été où un Juif a rendu visite à un rabbin et a mis une kippa. Plus tard, il est allé à son travail, peut-être pendant trois ou quatre heures, est retourné dans la rue, et pendant tout ce temps, il avait la kippa sur la tête. Il a oublié de l’enlever. Puis il a rencontré un autre Juif, qui lui a dit : « Oh ! Tu as mis la kippa ! » Personne d’autre ne lui a dit quoi que ce soit, pas même un autre Turc. Juste un autre juif. Ne pas porter la kippa en public n’a rien à voir avec la peur. C’est simplement que les Juifs d’ici n’ont pas l’habitude de sortir avec une kippa. La kippa, c’est pour la synagogue.
- Pas par peur ?
Non, pas du tout.
- Dans cette même synagogue, Etz Ahayim, on m’a dit qu’un tiers du budget était consacré à la sécurité. Les vitraux sont à l’épreuve des balles et des bombes, m’a-t-on dit. De toute ma vie, je n’ai jamais entendu parler d’une synagogue avec des vitres résistantes aux bombes. Pas même en Allemagne, où la police surveille les lieux de culte juifs. Etanche aux bombes. Ce n’est pas de la peur ?
Vous posez une question très intéressante ! Il fut un temps où toutes les synagogues du monde entier devaient être surveillées, mais nos synagogues en Turquie étaient ouvertes à tous, tout comme les mosquées. On pouvait y entrer et en sortir sans aucune sécurité. En fait, en 1986, un homme armé d’un fusil est entré dans une synagogue ici à Istanbul. Il est simplement entré, avec son fusil !
- Quel genre d’homme était-ce ?
Un assassin. Et il a tiré sur les fidèles (plus de 20 personnes ont été tuées, selon ce que m’a dit la synagogue Neve Shalom). N’auriez-vous pas pris des mesures de sécurité après cela ? Jusqu’alors, nous n’aurions jamais pensé qu’une telle chose puisse arriver. Cet homme n’était pas turc, il était arabe.
- Deux autres attentats terroristes ont suivi, en 1992 et 2003, avec encore plus de morts juifs, et c’est à ce moment-là que les juifs d’ici ont commencé à avoir peur.
Le gouvernement fournit des gardes pour moi personnellement et aussi pour ce bureau, sans parler de la communauté juive en général.
- Avez-vous eu l’occasion de parler avec le chef du gouvernement, le président Erdogan ?
Je l’ai rencontré plusieurs fois.
- En privé, juste vous et lui ?
Oui.
- Dites-moi : qui est Erdogan ?
Erdogan est un pur musulman. Je pense qu’il s’est senti une fois trahi par Israël, ce qui l’a amené à haïr non pas les Juifs, non pas Israël, mais quelques Israéliens qui étaient au gouvernement. Il était blessé. Et quand les Turcs sont blessés, ils le sont profondément. Mais contrairement à d’autres communautés juives dans le monde, la communauté juive ici a un accès direct au sommet du gouvernement, lorsqu’elle a un problème.
- A Erdogan lui-même ?
A son secrétaire.
- Qui est Erdogan ? Est-il drôle, sérieux, aime-t-il manger, fumer ?
Fumer ? Dieu nous en préserve !
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À ce stade, je lui offre une cigarette, une cigarette indonésienne, et nous l’allumons ensemble. Le rabbin apprécie ma cigarette. Beaucoup.
- Erdogan est-il drôle ? A-t-il un bon cœur ?
Il a un bon cœur. Il a un cœur compatissant. C’est un homme qui a du respect pour la religion. Une fois, après l’un des attentats à la bombe contre une synagogue, il est venu. Et il était triste. Je pouvais le voir, car je suis enseignant et je peux voir dans les yeux d’un enfant quand il est vraiment triste. Erdogan était triste, et je pouvais voir sa souffrance. Il souffrait parce que des citoyens turcs ont été assassinés. Je le lui ai dit.
- Comment a-t-il réagi ?
Que devait-il dire ? Il était silencieux.
- Est-il quelqu’un qui peut pleurer ?
Je crois que oui.
- Pensez-vous qu’il aime les juifs ?
Il n’y a aucune question à se poser. Certainement.
- Comment le savez-vous ?
Vous voyez, il aime les Juifs. Oui, il déteste la politique israélienne, mais il aime les Juifs.
- Il est drôle ?
Qu’en pensez-vous ?
- Est-ce qu’il raconte des blagues, est-ce qu’il aime entendre des blagues ?
Oui, oui !
- C’est un bon hôte ?
Excellent !
- Pourriez-vous m’organiser un rendez-vous avec lui ?
J’essaierai.
- Je voudrais vous poser une question : si Erdogan aime les juifs, pourquoi héberge-t-il des gens du Hamas dans ce pays, comme il le fait ? Ils ont un bureau ici, bien qu’ils soient des antisémites notoires.
C’est de la politique. Un jour ceci, le lendemain cela. En politique, on dit une chose et on en pense une autre. Mais laissez-moi vous dire ce que je veux dire : Erdogan est un homme qui respecte vraiment le judaïsme.
- Avez-vous lu le Coran ?
Oui.
- Le Coran est-il pro-juif ou antijuif ?
Voyez-vous, dans la Bible, un point, une virgule ou un point peut parfois changer toute la signification ; tout dépend de l’endroit où l’on place le point. Vous voyez, il vivait avec des juifs.
- Vous parlez du prophète Mahomet ?
Oui, et il a dit que les juifs sont le peuple du livre.
- Il a aussi dit d’autres choses, n’est-ce pas ?
Tout dépend de l’endroit où l’on place le point !
- Pensez-vous qu’Erdogan lit le Coran comme vous le faites et qu’il croit que Mohammad a respecté le peuple juif ?
Je pense que oui.
- En avez-vous parlé avec lui ?
Non. Mais je vais vous dire une chose : si vous regardez les choses de l’extérieur, vous ne pouvez jamais savoir ce qu’elles contiennent. Parfois, on a l’impression que quelqu’un te déteste, mais il se peut aussi qu’il t’aime à l’intérieur. Et il y a des choses et des forces extérieures qui influencent les gens.
- Comptez vous sur ce régime, sur son gouvernement, pour vous protéger ?
Je peux vous le dire en toute confiance : oui. Certains de ses ministres m’ont dit à différentes occasions, lorsqu’ils parlaient de la communauté juive : « Nous vous aimons beaucoup ».
- Il y a différents partis politiques en Turquie. Pensez-vous que le parti d’Erdogan, qui est religieux, aime davantage les juifs que les autres partis ?
Cela dépend du vent.
- Vous êtes un Chacham Bashi, un grand rabbin, vous ne pouvez pas m’en dire plus ?
En général, cela dépend de ce que les imams disent dans les mosquées. Parfois, ce qu’ils disent dans leurs sermons peut blesser des gens, pas seulement des juifs.
- Pensez-vous que l’attitude positive envers les juifs en général soit plus forte dans le parti religieux, celui d’Erdogan, ou dans les partis laïcs ? En d’autres termes, qui est le plus favorable aux juifs, les musulmans ou les laïcs ?
Je ne veux pas me lancer dans la politique.
- Il ne s’agit pas d’une question politique.
Je ne peux parler que de faits.
- S’il vous plaît ! Pensez-vous que les musulmans sont plus favorables aux juifs que les laïcs ?
Oui, car ils savent qu’ils ne peuvent pas jouer avec les juifs.
- À cause de leur foi ?
Oui.
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Nous fumons une autre cigarette et il me dit :
Permettez-moi de le répéter : nous avons de très bonnes relations avec le gouvernement.
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En général, me dit-il alors que notre fumée de cigarette remplit la pièce, le monde musulman est plus favorable aux juifs que le monde chrétien.
- Si vous parlez des juifs en général et non d’Israël, diriez-vous que le gouvernement turc actuel est plus favorable aux juifs que le gouvernement allemand actuel ?
De mon point de vue, un chrétien est un chrétien.
- Cela signifie-t-il que le gouvernement turc est plus pro-juif que le gouvernement allemand ?
Oui.
- C’est intéressant.
Écoutez, il y a quelques années, quand Erdogan était Premier ministre, Angela Merkel est venue ici. Il y avait un événement auquel tous deux participaient, et Erdogan m’a invité. J’ai fait un discours et le consulat allemand m’a dit que je pouvais parler pendant quatre, cinq ou six minutes. C’est le protocole, m’ont-ils dit. Lorsque j’ai commencé à parler, j’ai vu que Merkel regardait sa montre. Une minute plus tard, elle regardait à nouveau sa montre. Je lui ai dit : « Chez nous, on ne regarde pas sa montre quand on rencontre des gens ». Vous voyez, c’est la différence. Historiquement, au fil des années, nous, les Juifs, avons également souffert dans le monde musulman, mais ils ne nous ont pas tués. Dans le monde chrétien, ils l’ont fait.
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Nous buvons encore plus, fumons encore plus, bavardons encore plus, et le lendemain, il m’appelle pour me dire qu’il n’a pas pu organiser de rencontre avec Erdogan pour moi. J’apprécie sa tentative.
Traduction et adaptation :
© Jean-Patrick Grumberg pour Israël 24 7.org
* Tuvia Tenenbom est auteur de livres à succès que les éditeurs français refusent de traduire et publier – j’ai essayé croyez-moi – parce qu’ils sont politiquement incorrects. Metteur en scène israélo-américain, il a dirigé le Jewish Theater of New York qu’il a fondé, et donnait ses pièces en Yiddish.
Il a publié entre autres :
- The Taming of the Jew (L’apprivoisement du Juif), où il rapporte ses rencontres avec les Britanniques et l’antisémitisme lors de son long séjour au Royaume Uni.
- I Sleep in Hitler’s Room: An American Jew Visits Germany (Je dors dans la chambre d’Hitler : Un Juif américain visite l’Allemagne), qui relate le très haut degré d’antisémitisme en Allemagne aujourd’hui.
- The Lies They Tell (Les mensonges qu’ils racontent), sur son voyage au travers de l’Amérique profonde à la recherche du « pays de la liberté et la patrie des braves » (Land of the Free and the Home of the Brave), et a surtout rencontré l’hypocrisie, le mensonge et la couardise.
- Catch The Jew! (Attrapez le Juif !), ou comment l’UE finance et excite la haine des Arabes de l’Autorité palestinienne contre les juifs israéliens – livre qui a été suivi par une législation sur le financement des ONG israéliennes antisionistes par l’UE.
- Hello, Refugees! (Bonjour, les réfugiés !), un périple au sein de la société allemande à l’époque de l’immigration massive venant des pays musulmans, où Tenenbom explique comment l’Allemagne tente de se racheter de l’Holocauste en accueillant plus de réfugiés que n’importe quel pays au monde, afin de se montrer meilleure qu’eux.
Source : https://www.juedische-allgemeine.de/juedische-welt/erdogan-liebt-die-juden/